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Bloomberg enroula le câble du rétroprojecteur avant de me lancer : « Si c'est vraiment le cas, alors il y a en ce moment des personnes tranquillement installées dans leur fauteuil, en Australie ou au fin fond de l'Amérique, qui se branlent devant la mort de ces pauvres femmes… »

Je sortais à peine des locaux du SEFTI que Leclerc me convoquait dans son bureau. Sans connaître la raison officielle de notre tête-à-tête, j'avais tout de même une bonne idée de ce qui allait se produire…

« Assieds-toi, Shark. » Je m'exécutai alors qu'il agitait son stylo entre ses doigts, comme une vieille habitude dont il était incapable de se débarrasser. Il poursuivit avec toute la délicatesse du monde. « Tu vas prendre quinze jours de congé. Ça te fera le plus grand bien. Tu es allé trop loin cette fois… Tu empiètes sur le territoire des gendarmes, tu casses la gueule à tous ceux qui te tombent sous la main. Le type d'un bar SM a porté plainte contre toi. Il paraît que tu lui as démoli le portrait.

— Cet enfoiré vou…

— Laisse-moi terminer ! Écoute, je sais que le tueur tient ta femme, j'ai écouté l'enregistrement… Je… j'en suis désolé… Tu ne peux pas continuer comme ça, cette histoire te touche de trop près.

— Mais…

— Le commissaire général Lallain va reprendre le dossier, le temps de débroussailler ce merdier monumental. Tu n'as plus les idées très claires en ce moment, ça ne peut que porter préjudice à l'équipe tout entière. Tu risques de faire des conneries. Prends le large, retourne à Lille dans ta famille !

— Ne me déchargez pas de l'affaire ! »

Son stylo partit en vrille à travers la pièce. « Je fais ce qu'il y a de mieux pour nous tous ! Nous piétinons et j'ai même l'impression que, parfois, nous régressons. Il faut que tu me remettes ton insigne et ton arme.

— Il est trop tard… » lui envoyai-je dans l'intonation du désespoir. « Je ne peux plus repartir en arrière ! Vous ne comprenez pas que c'est moi que le tueur cherche ? Comment voulez-vous que je laisse tomber ? Ne me démettez pas de l'enquête ! Pas comme ça ! Ma femme m'attend, enfermée quelque part… Je… C'est moi… C'est moi qui dois la retrouver ! Personne… ne peut faire ça à ma place ! Je… sens des choses… C'est mon affaire… Je vous en prie ! »

Leclerc se plaqua au fond de son siège. « Ne rends pas mon rôle plus difficile qu'il ne l'est déjà. Ton arme, ta carte… »

Je posai le Glock sur son bureau.

« Ta carte », ajouta-t-il.

« Elle est chez moi… Je l'ai oubliée… »

Je sortis sans répondre, peu fier de ce que j'étais devenu. On m'avait dérobé une partie de moi-même, un peu comme à une mère à qui l'on arracherait son nouveau-né des bras dans le moment merveilleux de la naissance.

Chapitre treize

Élisabeth Williams me rendit visite au moment où j'enfournais quelques costumes dans une valise. Elle s'assit sur le rebord gauche du lit, là où Suzanne avait l'habitude de dormir.

« Que voulez-vous, Élisabeth ? » lui demandai-je sans lui adresser l'ombre d'un regard. « Je suppose que vous savez et outrepassez les lois en venant ici.

— Officiellement, je n'ai plus l'autorisation de vous donner des informations sur le sujet. Mais rien ne m'empêche de venir vous voir en dehors des heures de travail. Pourquoi ont-ils fait ça ?

— Ils ont l'impression que l'on n'avance pas, c'est compréhensible… Selon eux, il n'y a aucun lien entre le meurtre de Manchini et les cadavres semés par l'Homme sans visage.

— Ils attendent juste des preuves.

— Que je suis incapable de leur apporter, il faut l'avouer. »

Je forçai sur les sangles de ma vieille valise de cuir pour pouvoir la fermer.

« Où allez-vous ?

— Quelque part, loin d'ici… »

Elle désigna mon réseau ferroviaire. « Encore l'une des facettes cachées de votre personnage, ce train miniature ? Je ne vous savais pas avec une âme d'enfant.

— Vous ne connaissez rien de moi. Cette loco, c'est la seule chose qui m'apporte encore du réconfort. Je me sens mieux avec elle qu'avec la plupart des humains. »

Elle se leva avec la raideur d'une barre à mine et me vida un chargeur de mépris sur le visage. « Je ne peux pas croire que vous abandonniez comme ça, Shark !

— Que voulez-vous que je fasse ? Que je brûle tout sur mon passage, que je dise à mes supérieurs d'aller se brosser ? Ce n'est pas de cette façon que les choses fonctionnent, madame Williams.

— Vous ne m'appelez plus Élisabeth ? Vous m'écartez de votre horizon comme vous le faites avec tous ceux qui vous entourent ? Vous croyez que je suis comme eux ?

— Je n'en sais rien… Laissez-moi tranquille à présent…

— La fille ne naîtra pas, parce que je l'ai retrouvée. L'étincelle ne volera pas et je nous sauverai, tous. Je corrigerai leurs fautes… »

Mes vertèbres se hérissèrent comme les poils drus d'un chat en rage.

« Pourquoi me dites-vous ça ? A quoi jouez-vous !

— Votre femme était-elle enceinte au moment de son enlèvement ? »

Attaque acide au fond de ma gorge. Éruption de rage. « Mais qu'est-ce que vous me racontez ? Sortez, Élisabeth ! Fichez le camp d'ici !

— Répondez, Franck. Essayiez-vous d'avoir un enfant ? »

Je me calai dans l'un des angles de la chambre, me laissant choir, une flèche de détresse en plein cœur. « Depuis plus d'un an, nous voulions avoir un enfant. Suzanne frôle la quarantaine et il était plus que temps… Nous avons essayé, mois après mois, sans succès. On nous a infligé une batterie d'examens qui n'ont rien révélé d'anormal. Nous présentions toutes les dispositions nécessaires pour que ça marche… Mais ça n'a jamais marché.

— Votre femme a été enlevée le trois avril. Si elle avait été prise, à quelle date cela se serait-il produit ? »

Je saisis avec difficulté le sens de sa question.

Elle se reprit : « A quelle date devait-elle ovuler ?

— Dites-moi ce que vous avez découvert !

— Donnez-moi la date probable de son ovulation. Je suppose que vous la connaissiez, étant donné que vous essayiez depuis des mois. »

Je réfléchis longuement, le regard posé sur Poupette.

« Je… Je ne m'en souviens plus… ça fait plus de six mois !

— Faites un effort !

— Je… Oui ! C'était le jour du printemps ! Le vingt et un mars.

— Mon Dieu ! Ça pourrait bien correspondre !

— Dites-moi !

— Vous vous souvenez de sœur Clémence, torturée par l'inquisiteur d'Avignon, le père Michaélis ?

— Bien sûr… La sculpture de Juan de Juni… La punition infligée par l'assassin à Prieur pour ses péchés passés…

— Exactement ! La solution s'étalait sous mes yeux, mais je n'ai rien vu ! Tous les écrits concernant le père Michaélis ont été démentis par l'Église et la Très Sainte Inquisition, aucune preuve n'ayant pu être fournie à l'encontre du Père de son vivant. Son autobiographie, découverte au début du XIVe siècle, dupliquée par des moines copistes et des scribes, a été utilisée par les tribunaux royaux pour souligner les abus de l'Inquisition. Écoutez les différents passages de son récit. « “Par une seule femme, Eve, le péché est entré dans le monde et par ce péché, le vice s'est étendu entre toutes les femmes…” “Les âmes choisies, particulièrement perverses, payent la rançon de leurs propres erreurs. Je les purifie de toute souillure de la chair et de l'esprit, je les aide à grandir spirituellement au moment où elles rejoignent Dieu. Par leurs souffrances, elles lavent un peu plus à chaque fois le péché originel.” Et voici celui qui m'a mis la puce à l'oreille, mot pour mot ce que vous a dit l'assassin. “La fille ne naîtra pas, parce que je l'ai retrouvée. L'étincelle ne volera pas et je nous sauverai, tous. Je corrigerai leurs fautes…” »