— Au bout de quoi ?
— De… de mes désirs…
— Lesquels ?
— Je… Je n'en sais rien… J'agis, c'est tout.
— Que fais-tu ?
— Je la suspends, la lève en tirant sur la corde…
— Elle est réveillée ?
— Oui… Elle se réveille, lentement…
— Quelle est sa réaction ?
— La douleur qui s'accroche à son visage me rend fou. Elle sait qu'elle va mourir…
— Et là, tu commences à entailler… Une, deux, trois… quarante-huit entailles… Pendant plusieurs heures… Que se passe-t-il en toi ?
— Je… » Il secoua la tête. Ses pupilles s'étaient dilatées comme des soleils noirs. « Arrêtez, commissaire… Je n'en peux plus. Je… Je ne comprends pas ce salaud. Pourquoi vous me demandez tout ça ?
— Pour te prouver que ce type ne pense pas comme nous ! Aucun d'entre nous ne pourrait réaliser une horreur pareille avec tant de précision, en prenant tout ce temps, ces longues heures pendant lesquelles l'envie de la violer ne lui a même pas traversé l'esprit. » Sibersky recula de trois pas.
« Mais c'est impensable ! Il s'est certainement retenu pour l'acte sexuel ! La peur de laisser des traces !
— En une situation pareille, à supposer que tu aies un goût prononcé pour le morbide, tu aurais pu te retenir de la violer, toi ?
— Non, je ne crois pas…
— J'ai lu pas mal de bulletins émis par la Société Psychanalytique de Paris. Il est clairement établi que les pulsions sexuelles ne sont pas contrôlables, au même titre que la douleur ou la peur. Quand quelqu'un se brûle avec une gazinière, que fait-il ? Il retire la main, parce qu'il ne peut pas se contrôler. Dans le pire des cas, notre assassin aurait enfilé un préservatif, mais il l'aurait violée quand même, avant ou après la mort. Non… Ce type agit sous d'autres directives, différentes de celles du simple acte de tuer.
— Par motif de vengeance, alors ? »
Je secouai la tête.
« La colère se manifeste toujours durant l'acte de vengeance. Un tueur sous l'emprise de la colère ne peut pas être organisé. N'oublions pas les aspects pré- et post mortem, la mise en scène, cette volonté de créer un impact fort… Je pencherais plutôt pour un fantasme de toute-puissance…
— Lequel ?
— Je n'en sais rien. Peut-être celui de faire souffrir, de se prendre pour un bourreau. Ou une volonté de domination telle qu'il n'atteint l'exultation que lorsqu'il ôte la vie… »
Sibersky possédait cette incroyable capacité de déchiffrer les lignes d'une explication avant même qu'elles fussent tracées. Il compléta : « Tous les psychanalystes affirment qu'un fantasme n'est jamais totalement assouvi, n'est-ce pas ?
— Exact. Continue…
— Dans l'accomplissement de l'acte, censé représenter la matérialisation du fantasme, on remarque toujours un petit quelque chose d'imparfait, un détail qui pousse à recommencer, encore et toujours, pour dépasser un idéal impossible à atteindre… Toujours exact ?
— Oui.
— Donc, si vous avez raison, s'il s'agit bien d'un fantasme de toute-puissance, notre tueur pourrait être amené… à réitérer ?
— Je n'ai jamais dit ça, malheureux ! Tu te rends compte de la portée de tes propos ? » Je me remis en route d'un pas de légionnaire et Sibersky me talonna. Il employa un ton moralisateur. « Je crois qu'au plus profond de vous-même, vous pensez comme moi, mais que la peur d'avoir raison vous noue la gorge. Je ne sais pas quelle force obscure engendre ces êtres démoniaques, ni si ce sont les lois de probabilités ou du hasard qui font que, à un moment ou un autre, on bascule du mauvais côté. Mais ce que je sais, par contre, c'est qu'ils existent, cachés derrière nos portes, aux coins de nos rues prêts à agir. Et une fois embarqués dans la spirale meurtrière, plus rien ne peut les arrêter. Il recommencera !
— Ne t'emballe pas, petit… Ne t'emballe pas… »
Dans ma Renault 21 exposée à la lumière feutrée d'un lampadaire, nous parcourûmes les photos sous un dôme de silence poisseux. Le virus épineux du dégoût s'accrochait au fond de ma gorge.
Sibersky balançait la tête, la bouche suturée, le visage comme entaillé par les tons tranchants des clichés.
Bien que harponné par la fatigue, je le briefai sur la marche à suivre pour les jours futurs. « Mets deux hommes sur l'histoire du fournisseur en matériel médical. Ça ne doit pas être tous les jours qu'on se procure ce genre de scie… Essaie aussi de trouver ce qui se fait actuellement en matière de sadomasochisme, de ligotage. Je crois qu'on va devoir fourrer les pieds dans ce sale milieu. Un fou comme toi d'informatique a déjà certainement utilisé le STIC ? » Le Système de Traitement de l'Information Criminelle offrait une gigantesque base de données composée de millions de lignes, permettant, à l'aide de recherches multicritères, d'établir des liens entre les différentes affaires criminelles enregistrées.
« Oui, bien sûr. Pour l'affaire du tueur de Nanterre, notamment. Mais aussi en plein d'autres occasions, pour culture personnelle.
— Bon. Alors interroge le fichier. Fais des requêtes croisées. Têtes tranchées, tortures, crochets, suspensions, yeux exorbités. Bref, donne à manger à l'ordinateur, nourris-le des données que nous connaissons. Ne néglige rien. Si tu trouves que dalle, vois avec Schengen, fais une demande auprès de Leclerc pour Interpol et le BCN[1] France. Envoie des gars à la bibliothèque. Je veux en savoir plus sur cette histoire de pièce dans la bouche. Fais-les enquêter sur les mythes et rituels sanglants par la même occasion. Allez, va te coucher. Comment va ta femme ?
— L'accouchement approche à grands pas. Peut-être avant la fin de la semaine prochaine… Il est plus que temps, ça fait plus d'un mois et demi qu'ils la retiennent à l'hôpital et que je passe mes soirées seul. Sa grossesse aura été un véritable calvaire. Espérons que le bébé sera en bonne santé…
Le sang émeraude de l'Amazonie coulait dans les veines de Doudou Camélia, ma voisine de palier. De l'appartement de cette vieille Guyanaise de soixante-seize ans, s'exhalaient les parfums des épices créoles, du gingembre, des acras de morue et de la patate douce. Son mari, né d'une longue lignée d'orpailleurs, avait décroché le gros lot en dénichant un filon dans les méandres tortueux du Maroni, en Guyane française. Il avait arraché femme et enfants de la misère verte en venant s'installer à Paris, riche de ses pépites, pauvre de sa méconnaissance totale du monde occidental. Il avala son bulletin de naissance en 1983 entre Saint-Germain-des-Prés et Montparnasse, après trois coups de couteau dans le dos, pour avoir eu le malheur de sourire à des membres du groupe d'extrême droite Unité Radicale. Ce soir-là, les collègues avaient retrouvé Doudou Camélia tout de noir vêtue, à gémir, un crucifix serré contre la poitrine, alors qu'elle ignorait théoriquement le décès de son mari.
Chaque fois qu'elle entrait en transe, elle m'affirmait que ma femme était vivante, enfermée dans un endroit humide et pourrissant d'où radiaient des toiles d'ondes maléfiques. Elle sentait des odeurs de champignons, de moisissures, des effluves d'eaux stagnantes ou de mangroves, et je la voyais, assise en tailleur malgré ses vieux os, renifler l'air comme le ferait la truffe d'un fin limier. Je crois aux équations, au fil mathématique qui régit lois et pensées, aux lignes parallèles de la logique. Je ne peux concevoir de baser ma vie, le sort de ma tendre moitié sur des a priori ou les dires suspects d'une vieille femme à moitié timbrée.
Au moment où j'introduisis la clé dans la serrure de ma porte, exténué par ma journée, elle glissa les racines noueuses de ses doigts dans mes cheveux et je perçus comme une aura tiède me traverser tout le corps. « Tu sens la mo't, Dadou… Suis-moi ! », m'annonça-t-elle de sa voix aux fibres de chêne centenaire. Elle portait son ensemble de madras aux couleurs feu, serré autour de sa taille éléphantesque par une longue cordelette blanche. Son front d'ébène était purulent de sueur ; elle sortait à coup sûr d'une période de transe.