Выбрать главу

Et si seulement il ne pouvait y avoir que cela ! Il avait deviné le don de Doudou Camélia, il avait su Suzanne enceinte ! A chaque fois, il me précédait d'un souffle, je n'évoluais que dans son sillage mortel, incapable de prendre les devants. Je poursuivais une ombre, une entité à la force de l'impossible…

De son côté, Manchini avait porté un terrible secret. Un secret qui avait poussé quelqu'un à commettre un crime de plus.

Cette nuit-là, je n'eus plus peur de mourir. Mais peur de ne jamais connaître la vérité…

*

Le gardien borgne de la somptueuse villa des Torpinelli me tomba dessus, sans même me laisser appuyer sur la sonnette de l'immense portail hérissé de pointes métalliques. Il affichait une cicatrice esthétiquement incurvée sur la joue gauche, dont une pointe venait mourir sur le bord de son cache-œil noir en cuir. Sa longue chevelure or serpentait jusqu'aux épaules, lui donnant l'air d'un lion déchu, un roi de la jungle qui aurait reçu un coup de patte meurtrier dans un combat à la régulière. Quand il se pencha à la fenêtre, je devinai qu'il n'avait jamais dû sourire de sa vie.

« Quelque chose me porte à penser que vous vous êtes égaré » me souffla-t-il avec une main sous le veston.

« Pas vraiment. Je suis venu voir monsieur Torpinelli, père de préférence, fils, sinon… »

Un autre gardien, talkie-walkie à la main, remontait l'allée dans notre direction. Le lion déchu me demanda, la main plaquée sur ma portière ouverte : « Vous avez rendez-vous ?

— Je suis venu tenir un brin de causette à propos du neveu, Alfredo Manchini. »

Il scruta ma plaque d'immatriculation. « Police ?

— Quel œil ! » Je collai ma carte que je n'avais pas rendue à Leclerc sur la tôle bleue du véhicule. « DCPJ de Paris. »

Il me fusilla de son demi-regard. Son acolyte continuait à marmonner dans son talkie-walkie. À eux deux, ils étaient plus larges de carrure que les équipiers alignés des Blacks. Deux rouleaux compresseurs, un blond platine et un Noir au crâne lisse comme l'ébène. La caméra de surveillance, accrochée sur l'un des battants du portail, tendit son œil de verre dans ma direction. Bruit de mécanique, ajustement des optiques. J'ajoutai : « Alfredo Manchini est mort et, vous savez, je dois faire mon boulot…

— Et ton boulot consiste à venir flirter avec la mort ? » me balança le grand Black. « Tu crois que tu vas entrer comme ça ?

— Je peux revenir avec du beau monde », répliquai-je en fixant la caméra. « Mais je préférerais que nous réglions ça tranquillement, entre nous. »

Le talkie-walkie du beau blond émit un chuintement qui le fit s'éloigner un instant.

Il revint, me dévoilant autant de dents que de touches d'un clavier de piano. « Laisse-le passer ! » dit-il en s'adressant à Crâne-d'Ébène. « Accompagne-le jusqu'à l'atrium… Le patron s'amuse. »

Ils procédèrent à la fouille réglementaire et me confisquèrent mon vieux Smith & Wesson que je gardais d'ordinaire sous le siège conducteur de ma voiture. « Tu récupéreras ton joujou en repartant », se gaussa Gueule-d'amour.

« Ne t'amoche pas l'autre œil avec », rétorquai-je en lui tendant mon feu par le canon. Il grogna un coup et reprit son poste.

La demeure apparut au détour d'un boqueteau de sapins, à presque trois cents mètres de la grille d'entrée. Le terrain était si vaste que l'on n'en voyait pas les limites et Dieu sait qu'elles existaient, gardées par une demi-douzaine de porte-flingues. A côté du palace que je découvrais ici, la villa du Plessis ressemblait à une boîte d'allumettes.

Crâne-d'Ébène me conduisit dans une pièce confinée, l'atrium, où je crus effectuer un saut dans le temps de plus de deux millénaires. Trois gladiateurs croisaient le fer au centre d'une piste circulaire de sable. Deux d'entre eux, un rétiaire armé d'un filet et d'un trident, et un hoplomaque, équipé d'un lourd bouclier rectangulaire et d'une épée longue, s'érigeaient contre le troisième, un secutor à l'allure plus vive et à l'équipement extrêmement léger.

Les armes de bois conçues pour le jeu sifflaient dans l'air comme des feux d'artifice. Le secutor esquiva le trident, se plia sur la gauche au ras du sol et envoya un monumental coup d'épée dans le flanc nu du rétiaire, qui gémit avant de s'effondrer, les deux bras en avant.

« Ça suffit ! » ordonna le secutor. Ses deux adversaires s'écartèrent en haletant, boitillant, et disparurent dans le vestiaire situé à l'arrière de l'atrium. Le secutor leva la visière de son casque et je reconnus le visage trempé de sueur de Torpinelli Junior. Il me désigna des présentoirs sur lesquels reposait une quantité effroyable d'armes et de protections en cuir de l'époque romaine.

« Choisissez », me proposa-t-il. « Il y en a pour tous les goûts et chaque tempérament doit y trouver son compte. Je vous attends. Battez-moi et nous parlerons. Sinon, il faudra revenir une autre fois, avec autre chose que votre pauvre carte de police… Et soyez plus combatif que ces deux idiots.

— Je ne suis pas venu ici pour jouer !

— Alors Victor va sagement vous raccompagner vers la sortie… »

Je me dirigeai vers les étals. « Vous n'avez rien d'autre à faire pour occuper vos journées ? Vous vous ennuyez à ce point ?

— Lorsqu'on a tout, il faut bien être inventif pour tuer les journées… »

Je mimai du doigt une cicatrice sur ma joue. « Je suppose que ce n'est pas le beau gosse de l'entrée qui dira le contraire… »

Il rabattit sa visière, me tourna le dos et fendit l'air de coups d'épée précis. J'ôtai ma cravate, ma veste et endossai le galerus par l'épaule. La pièce de cuir tomba le long de mon flanc gauche jusqu'à ma hanche. J'enfilai aussi les jambières et les coudières avant de passer un casque orné d'une crête en forme de poisson. Je glissai mon bras dans un petit bouclier rond, léger et maniable, et, de l'autre main, je saisis un sabre courbe.

« Pamularius », me lança-t-il.

« Pardon ?

— Vous portez l'équipement d'un pamularius. Gladiateur de grande qualité, vif, agile, mais aux protections peu efficaces. Vous êtes prêt ? »

J'eus le temps d'apercevoir le sourire lustré de Crâne-d'Ébène qui barrait l'entrée comme un bon chien de garde avant de me positionner pour l'attaque. « Allons-y », fis-je d'un air faussement assuré.

Nous tournâmes un moment dans le sable à nous observer et, sous le casque, la sueur perlait déjà de mon front pour venir enfler mes sourcils. Soudain, Torpinelli abattit son épée et j'eus à peine le réflexe de parer avec mon bouclier qu'il m'envoya un coup de pied dans l'abdomen. Le choc me propulsa d'un bon mètre en arrière.

« Il faut être prudent ! » vomit-il au travers du casque.

« Je ferai attention la prochaine fois », renvoyai-je dans un souffle court.

Je me courbai un peu plus, me demandant si je n'aurais pas mieux fait de choisir un bouclier plus large, mais il allait m'écraser si je ne réagissais pas instantanément. J'envoyai un coup de sabre en bois qu'il esquiva avec aisance et il répliqua cette fois d'un mouvement de bouclier qui me percuta la cuisse. La pièce de cuir ne me protégea qu'illusoirement et mon visage se plissa de douleur.

« Ça fait mal ? » bava-t-il derrière un rire idiot.

Cette fois, j'y mis du cœur. Deux coups vifs de sabre le placèrent sur ses gardes, un troisième qui manqua de lui raboter l'arête du nez, le fit reculer et buter du pied contre le bord de la piste de sable. Il chuta vers l'arrière.

« Attention de ne pas poser les pieds n'importe où ! » envoyai-je.

« Pas mal pour un vieux… »