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— Les Torpinelli ? Non, jamais de la vie. On ne mélange pas les torchons et les serviettes, vous savez. Il y a un monde d'écart entre ces gens-là et nous. »

Son air hautain et sa façon de scinder le monde m'agaçaient sensiblement, mais je ne laissai pas ma voix trahir mes sentiments. « Il semblerait pourtant que votre mari ait réalisé d'importants virements vers l'un des comptes Torpinelli. »

Le fond de sa tasse de thé se mit à cliqueter contre la sous-tasse en faïence. « Qu… qu'est-ce que vous dites ?

— Vous occupez-vous des comptes bancaires ?

— Non… Non, cela revient à mon mari de gérer nos comptes. Nous en possédons dans différentes institutions. En France, en Suisse, dans des îles… Je… Je n'y connais rien et je lui fais confiance, c'est son métier…

— Depuis six mois, il y a eu plus de cinq millions d'euros de virements au bénéfice des Torpinelli. »

La peau détendue de ses joues se mit à vibrer sous l'effet de la nervosité. De petites secousses la contraignirent à poser sa tasse sur la table.

« Mais… Mais… Pour quelle raison ? De quoi s'agit-il ?

— C'est ce que je suis venu découvrir. » Je lui pris la main. « Vous me faites confiance, madame ?

— Je… Je ne vous connais pas… Mais… Je veux savoir…

— Comment se comportait votre mari ces derniers temps ? Rien ne vous a marqué ? Quelque chose qui pourrait sortir de l'ordinaire ? »

Elle se leva et battit le plancher de pas hésitants.

« Non… Je… je ne sais pas…

— Réfléchissez…

— Il n'est pas souvent à la maison, vous savez… II… Il est vrai que nous nous sommes disputés à plusieurs reprises dernièrement… Il passe ses soirées à travailler dans son bureau… Il s'y enferme, ne vient se coucher qu'au milieu de la nuit… Mon mari n'est plus qu'un fantôme, commissaire, un fantôme qui entre et sort de cette maison comme bon lui semble… Il a trop peur de vieillir, de rester prisonnier de cette gigantesque habitation… »

Je me levai à mon tour. « Où votre mari range-t-il ses relevés de comptes bancaires ?

— Je… Dans son bureau, je crois…

— Puis-je les consulter ?

— Je… Je ne sais pas… C'est confidentiel…

— N'oubliez pas que je suis de la police… Je cherche juste à reconstituer la vérité.

— Suivez-moi… »

Je comprenais la détresse de cette femme. Seule dans cette banquise de pierre et de lambris. Perdue entre ces murs de glace, à l'écart du monde, des gens, de la vie. Elle se tenait droite, le torse bombé, fière d'être ce qu'elle était, une femme de riche, l'épouse d'un homme qui possédait tout mais qui ne se trouvait jamais à ses côtés. Une femme qui, semblait-il, ignorait les activités de son mari.

« Il ferme toujours son bureau à clé quand il y travaille ou quand il part… Mais j'en ai un double… Mon mari est cardiaque. Je n'aimerais pas qu'il lui arrive quelque chose dans ma maison sans que je puisse ouvrir la porte pour être auprès de lui.

— Et il sait que vous possédez cette clé ?

— Non. »

Le bureau ressemblait plus à un salon qu'à un lieu de travail. Téléviseur, lecteur DVD, cafetière, large banquette de cuir blanc cassé, peau de tigre étalée sous une table basse. Et des papillons…

« C'est un grand amateur de papillons », constatai-je avec une pointe d'émerveillement.

« Il en fait importer du monde entier. Des spécimens rares, d'une beauté exceptionnelle. Regardez celui-ci, c'est un Argema Mittrei, le plus grand papillon du monde, plus de trente centimètres d'envergure. Quand sa mère est morte, mon mari a découvert un papillon blessé dans le coin de sa chambre. Un Grand Monarque. Il l'a pris, l'a posé sur le rebord de la fenêtre et l'insecte s'est envolé loin dans le ciel. Une vieille tradition indigène prétend que les papillons s'envolent avec les âmes des morts, qu'ils les portent au Paradis pour que ces esprits reposent en paix. Mon mari y a toujours cru. Il est persuadé que chacun de ces papillons a emmené une âme au Paradis, y compris celle de sa mère… »

Elle parlait avec passion, les yeux illuminés d'une petite étincelle que je n'avais jusqu'à présent pas vu briller.

« S'il est si croyant que ça, pourquoi retenir tous ces papillons morts dans des cadres ? Pourquoi les priver de leur divine mission en les tuant ?

— Mon mari est très possessif… Il faut que tout lui appartienne… Ces papillons, comme le reste…

— Vous permettez que je jette un œil dans ses tiroirs ?

— Allez-y. Et j'espère sincèrement que vous ne découvrirez rien… »

Aucun relevé bancaire ni papier confidentiel. Juste des coupons d'ordres boursiers, des adresses de clients, des courbes de simulations tracées à l'imprimante couleur.

« Votre mari ne possède pas d'ordinateur ?

— Si, un portable et un ordinateur classique. Il emporte toujours le portable avec lui. L'autre est sous le bureau. En fait, il n'y a que la boîte de métal, on dit l'unité centrale je crois ? Mon mari a bricolé pour que l'écran de télévision serve aussi d'écran d'ordinateur. »

Je me penchai sous le bureau. L'unité centrale se trouvait à gauche du siège, idéalement placée pour être allumée ou éteinte facilement depuis le siège. « Je peux le mettre en marche ?

— Allez-y. »

J'appuyai sur l'interrupteur. « Vous avez déjà regardé ce que contenait cet ordinateur ? Je vois qu'il y a un lecteur de CD ROM et un graveur de CD. C'est du tout dernier cri.

— Je n'y connais absolument rien en informatique. Je ne serais même pas capable de l'allumer. Je sais juste que nous disposons d'une liaison rapide, mon mari l'utilise pour aller sur Internet. Il joue aux échecs avec des Russes. »

L'écran bloqua au moment de l'identification. « Il me demande un mot de passe… L'identifiant est resté présent à l'écran, il s'agit de Sylvette. Vous avez une idée pour le mot de passe ?

— Euh… Sylvette était le prénom de sa mère… Essayez Dulac.

— Ça ne marche pas. Autre chose ?

— Euh… Euh… Sa date de naissance alors ? 12101948. » Même écran. Erreur de saisie de mot de passe… « Dernière chance », dis-je d'une voix crispée. « Réfléchissez ! Ne vous en a-t-il jamais parlé ? »

Elle orienta son regard vers un tableau de papillons.

« Je sais ! Monarque ! Essayez Monarque ! »

Doigts tremblants, je tapai les lettres composant le nom du papillon… Feu de Bengale sous ma chair… « Ça passe !!! »

Le bureau virtuel ne présentait que deux icônes. L'une pour lancer un navigateur Web, l'autre pour démarrer la messagerie. J'ouvris donc un browser et parcourus le dossier Historique, indiquant les derniers sites visités par Dulac.

Je ne découvris qu'un ramassis de sites pornographiques, Japanese Teen Girls, Extreme Asian Bondage, Fuck my Chinese Ass… Une liste si impressionnante que la place manquait sur l'écran pour tout énumérer.

Madame Dulac se plaça à mes côtés. Les mots qu'elle allait prononcer, moururent sur ses lèvres au moment où elle constata d'elle-même l'aspect étrangement bridé des pions de ces fameuses parties d'échecs. « Ce… Ce n'est pas possible ! » gloussa-t-elle.

Je démarrai la messagerie et dépilai la tonne d'immondices qui traînait dans la boîte aux lettres. Que des messages à caractère porno. Des contacts virtuels avec qui il entretenait des relations qui l'étaient peut-être moins.

Sa femme se décomposa et explosa en larmes. Je fermai momentanément le logiciel de messagerie et tentai d'ouvrir le tiroir sur le côté du bureau. Il me résista. « Vous n'auriez pas la clé de ce tiroir ?

— Non. Désolée… » Elle s'acharna sur la tirette, comme si elle cherchait, elle aussi, à percer l'horrible vérité. Je sortis le kit manucure de ma veste. « Vous permettez ? »