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Elle serra ses poings sous son menton. « Ouvrez-le ! » Je n'avais pas perdu la main, même pour les serrures coriaces. Elle céda en moins de trente secondes, sans la moindre trace d'effraction. La Dulac me donna un léger coup d'épaule, se faufilant devant moi pour ouvrir d'elle-même. Nous ne découvrîmes rien d'autre qu'une nouvelle clé.

« Votre mari possède-t-il un coffre-fort ? » Elle leva la clé à hauteur d'yeux, entre le pouce et l'index. « Non… Je… Je n'en sais rien… II… me cache tellement de choses !…

— Et derrière ces cadres ? » Elle se précipita sur le premier venu, une collection de morphos bleus aux ailes miroitantes. « Rien ici », souffla-t-elle avec soulagement.

Je compris immédiatement vers lequel me diriger… celui aux moulures massives, plus épais que les autres, suffisamment imposant pour dissimuler un coffre-fort. « J'ai trouvé… »

Je posai délicatement le cadre sur le sol, laissant la vieille dame engager la clé dans la serrure. Sa jugulaire puisait dans les renflements de son cou de poulet. Elle extirpa du coffre une pile de sept CD ROM, sans pochette, sans marque distinctive. Gravés à l'évidence depuis un ordinateur.

« Oh ! Seigneur ! Mais… De quoi s'agit-il ? » Je lui ôtai les CD des mains et les posai sur la table basse.

« Madame, je ne crois pas que vous devriez regarder le contenu de ces CD… »

La stupeur blanche qui s'empara d'elle me fit frissonner. Quasiment, elle se décomposa devant mes yeux. Les larmes fusèrent à nouveau, les arceaux de ses mâchoires battirent sous les soubresauts de ses sanglots et le maquillage coula le long de ses joues craquelées par l'âge comme une rivière d'encre. « Je… Je veux voir ce que contiennent ces CD… Je… Laissez-moi voir… J'en ai le droit. C'est mon mari, et je l'aime ! »

J'allumai le téléviseur à plasma et enfournai un CD ROM choisi au hasard dans le lecteur de l'unité centrale. Sur l'écran télé, un logiciel, genre magnétoscope virtuel, se lança de lui-même et le film se chargea à l'intérieur. Avec un geste d'hésitation, j'appuyai sur marche. Durant les premiers instants où l'écran restait neigeux, les bouillons acides du stress grimpèrent jusque dans ma gorge. Après les cinq premières secondes de film, je cliquai sur le bouton stop du logiciel, secoué de tremblements. L'envie de vomir me saisit, mais le relent se bloqua au bord de ma bouche.

La capacité de parler échappa à la vieille dame. Elle se figea dans le marbre de la surprise, de l'horreur, de l'inconcevable et je crus qu'elle allait se briser en morceaux quand je la serrai contre moi, instinctivement, comme si j'enlaçais ma pauvre mère. Elle explosa en sanglots, s'arrachant la voix dans des cris identiques aux chants tristes des baleines. Ses yeux perdirent le repère de la réalité, fouillant la pièce à la recherche d'un point auquel se raccrocher. Et elle hurla, hurla, hurla… Je la levai doucement par le dessous du bras et l'accompagnai dans une pièce annexe.

« Ne… Ne me laissez pas… » bafouilla-t-elle. « Je… veux savoir…

— Vous ne pouvez pas… regarder ça », lui répondisse avec difficulté. « Je reviens… Restez sur ce lit, je vous en prie !

— Non… Monsieur… Mon mari… Qu'est-ce qu'il a fait ? »

Après les premières secondes de visionnage, je dus baisser le son. Ces cris fusant du CD ROM me perçaient les tympans, comme des aiguilles enfoncées directement au creux des oreilles.

Sur l'écran, Martine Prieur, à demi consciente, les yeux révulsés, le blanc de l'œil chassant la pupille derrière la paupière. Une expression indescriptible sur son visage, dans l'instant d'agonie. Un cocktail atroce de douleur, de besoin de comprendre, d'envie de vivre et de mourir. L'objectif de la caméra zooma sur une entaille imprimée le long de l'omoplate gauche, s'attarda sur l'onde sanguine qui se déversait sur le sol. Un champ plus large présenta la victime dans son ensemble. Mollets, cuisses, deltoïdes perforés de crochets d'acier… Prieur, suspendue à deux mètres au-dessus du sol, endurant ses dernières minutes de torture…

La matérialisation du Mal sur Terre se répandait par l'intermédiaire de ces CD ROM…

Cette fois, je vomis sur la peau de tigre et une partie de mon pantalon. Un sel brûlant me piquait les lèvres, me rougissait les yeux jusqu'à les transformer en boules de feu. Je me levai, perdu à mon tour, à la recherche d'une épaule sur laquelle m'appuyer. Mais il n'y avait personne. Juste mon désespoir. Mon estomac se comprima à nouveau, me pliant en deux. Je me plaquai contre un mur, la tête au ras d'un cadre de papillons. Mon cœur s'emballa. Mes sens tournoyaient comme s'ils s'apprêtaient à quitter mon corps, puis tout s'estompa, d'un coup, lorsque j'entendis un bruit de portière dans l'allée.

Je me précipitai vers la fenêtre. Georges Dulac, m'apercevant lorsque j'écartai le rideau, se réengouffra dans sa Porsche. Je me ruai dans l'escalier, sautai les dix dernières marches à la limite de me rompre le dos et m'écrasai sur le sol, mon épaule blessée m'empêchant de me rééquilibrer. Ma veste se déchira, je me relevai et, malgré l'élancement lancinant, me jetai dans l'allée. La voiture disparaissait déjà au bout de la rue en vrombissant…

Au moment où je voulus braquer le volant de mon véhicule, mon épaule m'envoya un tel reflux de douleur que je dus abdiquer. La plaie s'était rouverte pendant ma chute dans l'escalier…

J'appelai le commissariat local, déclinai mon identité et leur demandai de se mettre de toute urgence à la poursuite d'une Porsche grise immatriculée 7068 NF 62 et d'envoyer une équipe rue des Platanes.

Je rejoignis la vieille dame couchée, recroquevillée sur elle-même. Elle se redressa, le chignon défait, le visage peint d'une indescriptible détresse. Elle me pressa la main avec la force vive du désespoir.

« Dites-moi que tout ceci n'est qu'un mauvais rêve… Je vous en supplie…

— J'aimerais… Mais je ne peux pas… où se trouve votre boîte à pharmacie ? Vite !

— Salle de bains… »

J'enlevai ma veste, ma chemise, puis le pansement collé par le sang coagulé. Je déroulai des bandelettes de gaze stériles, les serrai de toutes mes forces autour de la plaie, si fort que je crus me casser toutes les dents tellement la douleur irradiait. La chemise et la veste réenfllées, je courus vers le bureau, éjectai le CD ROM du PC et en enfonçai un autre. Neige, image brouillée, mise au point de la caméra, puis une date, en bas. Cinq octobre 2002, le lendemain de la mort de Doudou Camélia.

Je compris… Je compris de quoi il s'agissait. Un long cri me vida les poumons, puis un autre et encore un autre… Des pas fébriles résonnèrent dans le couloir, la vieille dame passa la tête par l'embrasure de la porte, faillit faire demi-tour puis vint à mes côtés, me glissa une main douce dans les cheveux. Et je la serrai… et je pleurai… tellement…

Une rage folle m'arracha de là. M'emparant de tous les CD ROM, je les fourrai dans le coffre-fort que je fermai à clé et dévalai l'escalier. Dans ma voiture, la douleur de mon épaule me cloua au siège lorsque j'exécutai mon demi-tour. Je dus lâcher le volant, l'arrière de la berline percuta une gigantesque borne de granit. Mon pare-chocs resta sur le sol et, après quelques manœuvres, je réussis à prendre la route en direction de chez Torpinelli. D'une main, je récupérai tous les chargeurs empilés dans la boîte à gants, les glissant dans mes poches tout en grillant un feu tricolore, et manquai de percuter une voiture qui venait sur ma droite. Mon rétroviseur me renvoya la lumière bleutée d'un gyrophare, une voiture de police surgit du carrefour et essaya de me rabattre sur le bas-côté à coups de volant hasardeux. J'accélérai, fonçai comme une torpille dans les rues désertes du Touquet, la main gauche me pressant l'épaule droite. La douleur s'intensifiait, mais elle me stimulait et rien, à présent, ne m'empêcherait d'aller au bout. Je surpris mes poursuivants en braquant à quatre-vingt-dix degrés dans une allée transverse. Je faillis m'évanouir sous les assauts de la souffrance. A l'arrière, à plus de trois cents mètres, mes poursuivants réapparurent, sirènes hurlantes. Après trois autres facéties de ce genre, ils finirent par sortir de mon champ de vision et le bruit s'estompa.