Un nuage bas d'encens à la fleur d'oranger flottait dans son séjour. Les langues jaunes des flammes de bougies dansaient dans l'air autour d'une cage de canaris posée sur la moquette. Les deux serins, perchés sur une tige de bois, semblaient figés dans le plâtre.
Elle m'invita à m'installer dans un fauteuil en moelle de rotin tressé.
« Je sens le mauvais dans ta chamb'e, Dadou, le t'ès mauvais. N'ent'e pas là-dedans ! »
Un sel piquant brûlait ses lèvres retroussées. Des moignons de dents apparurent, bien seuls au milieu du gouffre immense de sa bouche.
« De quel genre ? » interrogeai-je d'un ton curieux.
« Le Malin, Dadou, l'Homme sans visage ! Il est venu su' Te'e pou' p'opager le Mal ! » Elle embrassa son crucifix à en user le christ d'étain. Ensuite, elle souleva la cage et les oiseaux s'envolèrent dans un fouillis de plumes avant d'atterrir côte à côte sur un yucca. Leurs yeux brillaient dans la lumière tamisée telles des billes de carbone.
Sans raison, une fourmilière de frissons se propagea sur mes os, entre mes chairs.
« Et à quoi ressemble-t-il, ce malin, Doudou ? Pourquoi se cache-t-il dans ma chambre ? »
Elle s'envoya deux belles lampées de bourbon au goulot, du Four Roses à quarante-cinq degrés. Lorsqu'elle tressaillit, son cou gonfla comme celui d'une tortue qui rabat la tête sous sa carapace.
Dans son regard, je lus les pattes de tigres, les gueules ouvertes des serpents, les mandibules des mygales, j'y déchiffrai une peur sauvage, brutale, un mélange ocre de terreur et d'incompréhension. « Je peux pas di'e, Dadou. Je sais, c'est tout. N'ent'e pas là-dedans.
— Je ferai bien attention, Doudou, je te le promets. »
Je me levai et traversai les écharpes de brume d'encens en direction de la porte, quand elle éclata en sanglots. « Dadou… Je les entends hu'ler… »
— Qui ça ? Les chiens ? Ils continuent à hurler ?
— Jou' et nuit, ils hu'lent, Dadou… Ils ne me laissent jamais en paix… Ils viennent jusque dans mes 'êves… »
Une gorgée d'alcool lui embrasa la voix. « Va, Dadou », gloussa-t-elle. « Va, mais fais bien attention ! »
Je fermai doucement derrière moi. J'avais beau ne pas y croire, je dégainai mon Glock avant de pénétrer dans mon salon. Pour ne rien changer, tristesse et calme se battaient dans un duel grotesque à coups d'éclairs de silence.
À me tourner et me retourner dans mon lit, je ne pus m'empêcher de faire le rapprochement entre ce terrible meurtre et les phrases terrifiantes de Doudou Camélia. J'avais décelé du soufre dans son regard, quelque chose d'impossible à simuler, un terrible pressentiment à la puissance du réel. Je pensai aux canaris, à ces plumes jaunes qui virevoltaient dans l'air, à la noirceur dérangeante de son séjour. Dans la chaleur des draps, mes poils se hérissèrent sous les assauts de la peur.
La conversation avec le lieutenant Sibersky trottait dans ma tête, soulevant bon nombre d'interrogations. Je ne me souvenais pas avoir découvert un corps mutilé dans de si atroces conditions. Outre les horribles sévices infligés à la victime, entraient aussi en considération la complexité de la mise en scène et son incroyable élaboration. La fantastique énergie qu'avait dû dépenser l'assassin pour construire son système de poulies et y accrocher le corps, me laissait pantois. Et que dire de tous ces détails, étudiés, abandonnés comme pour laisser un message ? La pièce dans la bouche, les yeux mutilés et renfoncés dans leurs orbites, ces morceaux de bois calés entre les mâchoires ?
Lorsque ce morbide cortège de pensées se décida à m'abandonner, le train du sommeil finit par m'emporter, alors que s'élançaient déjà au ciel les lueurs enfantées par l'aube.
Chapitre deux
À mon réveil difficile, j'entrepris de lire les courriers électroniques accumulés dans ma messagerie pendant mon séjour à Lille. Au travers de la technologie et de la puissance d'Internet, je m'étais constitué une tonne d'amis sans visages, lointains anonymes pourtant si proches de moi. Des noms d'internautes qui se demandaient le pourquoi du silence de Suzanne. Je n'avais jamais trouvé le courage de leur répondre, de leur avouer que ma femme avait disparu et que depuis un semestre, moi, commissaire à la DCPJ de Paris, ignorais toujours si elle était encore en vie.
L'intitulé du dernier courrier, Alors, ça t'a plu ? banalement signé XXX, m'injecta un raz de marée d'adrénaline. Lorsque je découvris, en tête de message, la photo numérique d'un fermier courbé sur sa terre, ramassant des betteraves d'une main usée, je pensai avoir affaire à un plaisantin.
Mais le texte, sous l'image, dépassa les limites de mon imagination.
Cher ami,
Je voulais juste te faire partager la lettre que je viens d'envoyer à la mère de la charmante demoiselle que tu as rencontrée très récemment. Cela me ferait beaucoup de peine si tu ne la trouvais pas à ton goût, car il m'a fallu un temps fou pour la rédiger. Au plaisir de te revoir…
« Ma chère madame Prieur,
De nos jours, chez les aborigènes Pitta-Patta d'Australie, lorsqu'une fillette atteint la puberté, l'ensemble de la tribu, hommes, femmes et enfants, se réunit. L'officiant, un homme âgé, élargit l'orifice vaginal de la fillette en le déchirant vers le bas à l'aide de trois doigts attachés par une ficelle d'opossum. Dans d'autres régions, le périnée est déchiré à l'aide d'une lame en pierre. Je vous épargnerai la vue des photos que j'ai actuellement sous les yeux. Cette opération est généralement suivie d'actes sexuels sous la contrainte, avec de nombreux jeunes hommes, au moins une dizaine… J'aurais pu suivre cet exemple remarquable pour m'occuper de votre fille, mais j'ai préféré procéder autrement avec ma méthode bien à moi, que vous apprécierez, j'espère, à sa juste valeur. Tout d'abord, si cela peut vous rassurer, sachez que je n'ai pas baisé votre fille, mais que j'aurais pu si j'avais voulu.
J'ai commencé par la déshabiller. Il m'a fallu plus de deux heures pour la ligoter, l'entraver jusqu'à contrôler le plus infime de ses mouvements. Ce fut un honneur pour moi de travailler sur la toile d'un corps si sublime, velouté, presque feutré. Bien sûr, vous vous en doutez, j'ai attendu qu'elle fût réveillée pour enfoncer les crochets dans sa chair. Oh ! Si seulement vous aviez pu voir comme elle se débattait ! Douleur et plaisir sont comme deux corps liés à une seule tête, ils se repoussent mais ne peuvent se passer l'un de l'autre, et je crois qu'elle en a pris conscience avant de mourir.
Sa peau s'écartait d'une façon presque artistique lorsque j'appuyais ma lame sur ses petits seins fermes, ses épaules, son nombril. A la lecture si méticuleuse de son corps, je trouvais toutes les réponses à mes interrogations, je savais pourquoi j'agissais et ce que je recherchais. Vous rendez-vous compte que j'ai pu distinguer les profondeurs des couches de sa chair, ressentir les aigrettes de douleur qui lui cambraient les reins ? Elle vibrait tout son saoul, des ondes incompréhensibles allaient et venaient sans cesse, pareilles à des vaguelettes, puis se brisaient dans un cri étouffé de bonheur. Ou de souffrance ?