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Le plus inquiétant, c'était cette substance visqueuse qui engluait mes pensées jusqu'à m'empêcher de m'évader vers des deux plus doux. Je me sentais persécuté et cette volonté que je rassemblais pour chasser l'être s'appropriant mon âme, consommait toute mon énergie. Je percevais des filaments d'affliction se tisser en moi, emprisonner mon esprit dans le réseau complexe de la folie. Oui… A entendre cette voix, à me trouver incapable de chasser ces images qui me coupaient du monde matériel, je crus que je devenais fou…

Je ne trouvai pas le courage de visualiser les quatre CD ROM sur lesquelles ma femme endurait des tourments que même le plus insensible des animaux ne supporterait pas. Pourtant, je priais pour revoir l'opaline de son visage. Mais la regarder, là, soumise, bafouée, dépouillée de son identité, me tuerait. Le poignard courbe de son regard implorant me démolirait à un point tel que je mettrais un terme à ma vie, sans l'ombre d'une hésitation. J'espérais qu'un jour, Suzanne renaîtrait loin d'ici, de ce monde pourri, entourée d'âmes qui l'aimaient, qui aimaient respirer comme elle l'écorce fraîche des érables des grandes forêts canadiennes…

Sans avoir fermé l'œil, je me traînai au 36 comme un cadavre arraché à sa tombe.

Leclerc m'avait autorisé à poursuivre l'enquête, redoutant ce qui pourrait m'arriver si je restais à l'écart. Il m'avait parlé comme à un ami, lui qui, d'ordinaire, entretenait une distance froide avec ceux qui se hasardaient à l'accoster. Je ne pouvais pas me permettre de ruminer chez moi, dans ce cachot qui respirait à plein nez le parfum de Suzanne. Dans les couloirs, des gens me saluèrent mais je ne leur répondis pas, j'avançais, voilà tout. Je m'installai à mon bureau et m'abandonnai de nouveau à ces images.

Les CD ROM circulaient certainement entre les mains des plus grands spécialistes du traitement d'images, des psychologues, des forces de police, d'Élisabeth Williams. Les uns amplifiaient les gammes de fréquences basses pour révéler des sons jusque-là inaudibles ; les autres notaient les heures des différentes prises de vues, cherchant une corrélation profonde entre les choses, ou déduisant l'état d'esprit de l'assassin au moment de l'acte. Mais aucun d'entre eux ne me rendrait ma femme.

Quatre CD ROM, quatre épisodes… Suzanne enchaînée, le ventre arrondi par le temps, le visage ravagé, les traits implorant qu'on la libérât enfin.

Des films qui retraçaient son indescriptible calvaire. Où se cachaient les autres épisodes, ceux d'août, de septembre ? Entre les mains de quels pourris ?

Une opération spéciale avait été ordonnée par le directeur de la police judiciaire de Paris, notre grand patron. Tous les SRPJ étaient sur le coup, avec pour ordre d'arrêter les personnalités incriminées par la fameuse disquette. Ces gens-là seraient interrogés, punis et probablement flanqués en prison. Mais aucun de ces monstres ne savait vraiment qui se cachait derrière l'Ange rouge ou cette réincarnation de je-ne-sais-quoi…

Si j'en avais eu la possibilité, et surtout le droit, je les aurais tous tués, un par un, d'une balle dans la tête. J'aurais enfoncé un projectile dans mon barillet, l'aurais tourné au hasard et appuyé sur la gâchette et, si le coup n'était pas parti, j'aurais recommencé, encore et encore. Et surtout, je leur aurais demandé pourquoi. Pourquoi ? Pourquoi ?

Je ne m'aperçus de la présence d'Élisabeth Williams que lorsqu'elle me cria presque à l'oreille. Elle traîna une chaise, s'installa à mes côtés. Je me résolus à l'écouter, mais l'Ange rouge continuait à me harceler dans un coin de la tête.

« Franck… Je… Que dire ? Je… pensais que ce n'était qu'une légende… Jamais il n'a été prouvé que cela se produisait… Et aujourd'hui, nous en avons la preuve… Seigneur…

— De quoi parlez-vous ?

— Le snuff film. Ces meurtres filmés pour assouvir les fantasmes d'hommes puissants… »

Images crues se jetant devant mes yeux. Ma femme, enfermée dans un cercueil avec des chairs putréfiées d'animaux… Face à mon absence de réaction, Williams poursuivit. « Je… Je ne sais plus sur quel axe chercher. Notre tueur intervient dans deux dimensions totalement différentes. D'abord, il reproduit les actes du père Michaélis, ce qui, au départ, nous laisse penser que c'est un fanatique se prenant pour un saint chargé d'infliger une punition divine. Ensuite, il y a l'autre aspect, l'aspect snuff movie, ce besoin de vendre du meurtre, ce moyen de… gagner de l'argent. Et s'il n'y avait que cela qui l'intéresse depuis le début, l'argent ? Nous serions bien loin de l'Ange rouge réincarné, de ces démons, n'est-ce pas ? Je… Je me suis plantée, Franck, sur toute la ligne ! Je n'ai fait que nous orienter dans de mauvaises directions.

— Vous avez fait de votre mieux, Élisabeth. Quoi que vous en pensiez, vous nous avez été d'un grand secours.

— Mon rôle s'arrête ici, commissaire. On m'a fait comprendre que l'on se dispensait désormais de mes services. Je vais creuser encore la piste un jour ou deux, puis Thornton prendra le relais…

— Mais…

— Chut… Je vais repartir en Floride. Me rendre au bord de mon lac et y passer d'agréables moments. Quand je serai prête, je reviendrai… Et je traquerai de nouveaux criminels, tout comme vous…

— Je ne traquerai plus de criminels, Élisabeth… Je n'en peux plus… Je… Je ne sais pas comment tout cela va finir… Mal, très mal, sûrement…

— Ne dites pas ça commissaire ! Votre femme est vivante, quelque part ! Accrochez-vous à cette image et battez-vous, battez-vous !

— Elle ne l'est peut-être plus ! Il l'a tuée ! Je le sens ! »

Je vis les pupilles d'Élisabeth se répandre dans le blanc de l'œil comme une nappe de pétrole, puis se rétracter à nouveau en tête d'épingle. « Non. Je sais qu'elle est vivante. Je… Je le sens… Écoutez, Franck… Il faut que vous visualisiez les CD ROM. J'ai encore fait un rêve qui n'est pas anodin… Vous devez regarder… »

Je serrai les poings. « Je ne peux pas, Élisabeth !

— C'est le seul moyen de la sauver ! Peut-être que quelque chose vous choquera, vous ? Un détail qui nous aurait échappé ? Faites cet effort, Shark, pour l'amour de votre femme ! Pour attraper l'ordure qui bafoue à un tel point la vie et Dieu ! Faites-le, Shark ! Faites-le ! »

Je sortis mon portefeuille, portai un regard triste sur une photo sépia de ma femme. La puissance même de l'amour m'inonda le cœur d'une pluie de chagrin. Je murmurai : « Je vais le faire, Élisabeth… Je vais visualiser ces CD ROM… »

La salle de traitement numérique du laboratoire de la police scientifique ressemblait à un studio d'enregistrement, du genre de celui d'Ecully, mais en beaucoup plus petit.

On y retravaillait les différentes vidéos et bandes sonores fournies dans les procédures judiciaires, en quête de vérité. Les possibilités d'analyse des ordinateurs défiaient sans conteste l'imagination…

Je m'installai dans une petite salle où s'empilaient plusieurs magnétoscopes, un téléviseur, un ordinateur et d'autres appareils dont je ne connaissais pas l'usage. Un ingénieur, Pascal Artemis, m'y rejoignit et posa quatre CD ROM au-dessus du poste de télévision. « Monsieur Sharko, vous pourrez regarder les films dans leur intégralité si vous le souhaitez, mais j'ai dupliqué certains passages sur ce cinquième CD, des passages que j'ai retravaillés numériquement pour essayer d'en tirer quelque chose… Des morceaux où l'on constate des changements de lieux, d'attitudes…

— Comment ça ? Je ne comprends pas bien.

— Vous allez voir… »