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« Nous ne l'avons pas remarqué tout de suite, pensant que votre femme avait effectivement ce handicap. Mais sur le deuxième CD, il se produit une coupure. Sur la prise de vue suivante, on revoit votre femme avec… un hématome sous la pommette gauche… et le mouvement n'existe plus. Il a dû s'en apercevoir, tout comme des retournements de croix. Cette agitation des yeux vous dit-elle quelque chose ? »

Je lui demandai la souris et repassai la scène. Fuite des yeux sur la gauche… Encore et toujours… « Je… ne comprends pas bien… Son frère schizophrène souffre de divergence oculaire, de nystagmus. Ses yeux partent très souvent sur la gauche, de la même façon, avant de se remettre en place d'eux-mêmes. Mais… Pourquoi nous fournirait-elle cette indication ?

— À l'évidence, votre femme voulait vous faire penser à un fait important, peut-être en rapport avec son frère. Possible qu'il ait quelque chose à voir là-dedans ?

— Ça m'étonnerait beaucoup, il est interné depuis plus de six mois… Seigneur, Suzanne, qu'est-ce que tu essaies de me dire ? » Je considérai longuement le plafond, avant de reprendre. « Vous avez découvert d'autres indices ?

— J'ai une équipe sur les CD ROM. C'est un travail de fourmi. Une copie de tous les enregistrements est au centre de police scientifique d'Écully afin qu'ils nous apportent leur aide. Ils planchent dessus jour et nuit. Les informations remonteront jusqu'à votre service en temps réel au fur et à mesure des investigations. S'il a commis la moindre erreur, nous la découvrirons. À présent, vous pouvez visualiser les CD ROM si vous le souhaitez. Ne perdez jamais de vue que votre femme vous fait confiance et qu'elle a très certainement cherché, à l'image des yeux et du crucifix, à nous signaler quelque chose.

— Très bien… J'aimerais rester seul dans la pièce, si cela ne vous dérange pas…

— Je comprends, commissaire. Prenez le temps qu'il faudra… Je serai dans la salle voisine, si vous avez besoin d'un quelconque soutien. »

Et j'engloutis le premier CD ROM dans le lecteur. Et je m'assis sur la chaise. Et je priai Dieu de me pardonner pour ce que j'allais visionner… Et je le suppliai de m'apporter du courage. Beaucoup de courage… Et je sus, dès lors, que jamais, plus jamais, je ne pourrais fermer les yeux sans ma femme à mes côtés.

Parce que si cela devait encore arriver, alors, je préférerais mourir…

*

La brusque impulsion des yeux se reliait au frère de Suzanne, mais j'avais beau me griller les neurones, je ne comprenais pas. Dès lors, je me convainquis que le seul moyen de découvrir la vérité était d'aller à la rencontre de Karl, son frère.

Je me lançai sur l'A3 puis l'A1, la pédale plaquée au plancher de ma berline. Mais la vérité m'attendait-elle vraiment à l'autre bout de ces voies d'asphalte ? L'hôpital psychiatrique retenait Karl depuis plus de six mois. Je débarquerais là-bas, et ensuite, quoi ? Je lui montrerais le film ? Je le perturberais plus qu'il ne l'était déjà ?

Après une trentaine de kilomètres, je bifurquai sur la première aire de repos que je croisai et partis me rafraîchir le visage sous un robinet d'eau.

Devant mes yeux, au-delà du ballet de tôle et de métal des camions, se dressait le regard implorant de ma femme, cette expression destinée à me mener quelque part, nulle part.

Quel rapport pouvait bien se nouer entre l'Ange rouge et Karl ? Pourquoi insister sur cette maladie nerveuse des yeux ? Pourquoi cherchait-elle à me rapprocher de la schizophrénie ? Et cette croix retournée, positionnée à l'envers, puis à l'endroit ? Cette dualité… Envers, endroit… Pile, face… Rouge, noir… Zéro, un… Zéro… Un… Zéro… Un… Des zéros et des uns…

Souvent, pour passer d'un problème à une solution, il suffit d'inverser quelques zéros et quelques uns…

L'idée me fiilgura l'esprit comme un déchirement du ciel. La solution se décocha du fond de mon âme en lettres de feu. Dire qu'elle se cachait en moi depuis le début…

Je regagnai l'autoroute à toute allure, la quittai à la sortie suivante pour m'y réengager sur la voie opposée, explosant la limite de vitesse autorisée.

Chapitre seize

En route, un scénario se dressa dans ma tête, net, précis, un incroyable enchaînement de circonstances faisant qu'à chaque fois, il se trouvait là, au bon moment. J'essayai de réorganiser mes pensées jusqu'à l'ultime commencement.

Et les propos d'Élisabeth Williams tintèrent dans ma tête. Ce type de tueur va tout faire pour se trouver au cœur de l'enquête.

Serpetti et son frère schizophrène…

Serpetti, avec ses zéros et ses uns…

Serpetti, si proche de moi que je ne voyais pas son visage…

La première fois… La première fois, je l'avais appelé de moi-même pour qu'il retrouve l'origine de l'e-mail. Je lui avais ouvert les portes de la bergerie et il s'était déployé dans le cœur de notre enquête comme un virus informatique s'empare du contrôle d'un ordinateur !

Il m'avait apporté son aide pour noyer le poisson. Il avait orienté les forces de police dans les puissantes mâchoires de BDSM4Y, avait transformé nos investigations en un fantastique gaspillage d'énergie. Puis, le coup de téléphone au moment précis où je me trouvais chez lui ! Facile de déclencher un appel à retardement. Il avait prévu que je lancerais des hommes pour surveiller les victimes potentielles ! Doudou Camélia, puis Élisabeth Williams !

Et sa Yennia, que je n'avais jamais vue, qui n'existait pas… Toute cette organisation autour de mon enquête pour se disculper, pour se trouver au foyer même du brasier, se tenir au courant des dernières découvertes ! Comment ? Comment avais-je pu être aveugle à ce point sur ce parieur, cet homme qui ne vivait qu'au travers du jeu et de l'argent, qui contrôlait les destinées de ses victimes de la même façon qu'il manipulait ses trains ?

Il jouait, depuis le début il jouait ! Je l'imaginais encore à mes côtés lorsque je me confiais quant à Suzanne, lorsque je lui livrais mes sentiments sur l'assassin, sur cet Homme sans visage ; à chaque fois, je lui racontais à quel point j'allais mal et il me consolait, me rassurait…

Seigneur ! J'avais serré moi-même le nœud coulant autour du cou de mon épouse et de toutes ces filles…

Aucune réponse de la voiture de faction, postée devant chez Serpetti. J'ordonnai, depuis mon cellulaire, à l'ensemble des équipes de se rendre à sa ferme et me lançai le premier en direction de Boissy-le-Sec.

En route, je passai un coup de téléphone sur le portable d'Élisabeth, mais tombai sur le répondeur. J'appelai alors le policier chargé de la surveillance de la psychologue. Je n'obtins, là encore, que le silence radio. Quelque chose clochait ! Un élan foudroyant d'angoisse me pressa la gorge.

En voulant doubler une voiture par la droite sur la bande d'arrêt d'urgence du périphérique, je percutai des cônes de travaux, me rabattis en catastrophe et raclai l'aile gauche d'un véhicule qui croisait ma trajectoire houleuse.

Je sortis enfin du réseau urbain et pénétrai la campagne comme une boule de feu dans le firmament… À plusieurs reprises, je faillis filer dans un fossé, écraser des passants ou même éjecter des vélos…

Et je déboulai devant la ferme, l'arme sur mes cuisses… Les deux plantons, dans leur voiture, avaient la gorge tranchée.

Je me précipitai dans l'entrée, chassai la porte et me jetai à l'intérieur. Personne…

Prudemment, je grimpai à l'étage, parcourus les pièces d'un bref coup d'œil avant de redescendre et fouiller du regard le rez-de-chaussée. Dans la pièce derrière la salle à manger, les transformateurs bouillaient, les trains tournaient à pleine puissance dans un hurlement métallique, un tumulte de rage. La majeure partie d'entre eux avait déraillé et s'était écrasée contre les murs. Thunder, le grand train noir, dominait le réseau de sa puissance de fonte, doublant, grillant feux et signaux, à la recherche des prochaines victimes à broyer de ses mâchoires de fer…