« Commissaire ! Commissaire ! Seigneur ! Dépêchez-vous ! »
Je courais à présent, dos courbé à cause de la voûte de plus en plus basse. Une lueur vive éclaboussa l'obscurité à une dizaine de mètres devant moi. Mais avant d'y parvenir, je dus traverser un passage si serré qu'il me fallut m'accroupir pour le franchir.
Une lourde odeur de chairs brûlées s'agrippa soudain à mes narines. Sibersky éclairait un corps nu couché sur le côté, les genoux repliés sur la poitrine et le visage tourné vers l'arrière de la niche, de sorte que je ne le vis pas en arrivant. La chevelure reposait sur la roche, les cheveux précautionneusement étalés de manière à couvrir un maximum de surface.
Sibersky orienta la torche dans ma direction, puis se cacha le visage parce que je lui envoyais le faisceau du projecteur dans la figure. Je posai l'engin sur le sol, m'avançai lentement vers le corps recroquevillé. Lorsque je l'atteignis, un relent me plia en deux, et je partis vomir dans un coin.
« Racontez-moi pourquoi vous exercez ce métier…
— C'est très bête. J'avais treize ans et, par un matin d'automne, je suis allée donner à manger à des canards, au bord du lac Scale, en Floride. S'y aventurer était interdit à cette période de l'année, parce que la chasse battait son plein, mais je m'en fichais. Les pauvres bêtes venaient chercher le pain jusque dans ma main. Elles étaient affamées. Puis un coup de feu les a fait s'envoler. Les canards ont décollé. Je les ai vus se faire abattre les uns après les autres, en plein ciel. J'assistais à une série de meurtres… Ça m'a tellement déchiré le cœur que je me suis dit que je ne pouvais pas laisser ce genre de tueries impunies, qu'il fallait faire quelque chose pour stopper le massacre. C'est ce qui, plus tard, m'a orientée vers mon métier… C'est drôle, non ? »
Des petits-laits, des sérosités rosâtres, des eaux semblables aux vins gris du Maroc, suintaient des deux seins brûlés d'Élisabeth Williams. À proximité du bassin, des pavés de chair avaient disparu, sans doute prélevés à l'aide d'un instrument tranchant et le sang avait durci en caillots accrochés aux franges de peau.
« Et vous n'avez jamais pensé à vous marier ?
— Non. Les hommes ne comprennent pas ce que je fais. Ça n'a jamais véritablement collé avec ceux que j'ai rencontrés. Ils me rendaient malheureuse, mieux valait la compagnie des femmes. Eh oui, Franck, je suis homosexuelle ! Mais je pense que vous vous en doutiez. Je me trompe ? »
Les parties génitales avaient aussi été brûlées. Une petite poire remplie d'essence avait été déposée au fond du vagin, puis allumée à l'aide d'une mèche de coton et d'un briquet…
« Vous savez ce qui me plairait le plus au monde, commissaire ? Ce serait de retourner au bord de ce lac, de voir à nouveau ces canards nager devant moi et de leur donner de la mie de pain. Je retournerai là-bas un jour, je me le suis juré… »
Sibersky orienta sa torche sur la gauche de l'entrée. « Il a utilisé… ce briquet et cette bombe aérosol pour lui brûler les seins… Et… Il a écrit ça… » Il pointa le faisceau vers le plafond. Je lus : Salut, Franck /, marqué à la craie.
Je m'essuyai la bouche d'un mouchoir, sortis le portable de ma poche mais l'absence de réseau le rendait inutilisable. Je m'élançai dans l'étranglement, m'arrachant au passage l'arrière de la veste, courus dans le boyau, en longeai un autre, à droite, puis encore à droite jusqu'à ce que la lumière du jour illuminât mon visage.
D'un doigt tremblant, l'estomac au bord des lèvres, je composai le numéro de Serpetti. Il parla avant que j'eusse le temps d'ouvrir la bouche.
« Salut, mon ami ! Alors, ma petite surprise t'a plu ?
— Fils de pute ! Rends-moi ma femme !
— Elle n'est pas très loin de moi, tu sais. Mais je m'inquiète un peu parce que ces derniers temps, elle a eu un nombre impressionnant de contractions. On dirait que le bébé veut sortir.
— Arrête, Thomas, je t'en supplie ! Arrête le massacre !
— Il ne doit pas sortir ! Pas maintenant ! Ta femme doit aller au bout. Je suis en train de rassembler un peu de matériel. Il faut que j'arrange tout ça. Après, ça ira mieux, beaucoup mieux… En fait, ce n'est pas que tu me déranges, mais, vois-tu, j'ai à faire, comme d'habitude… Au fait, il faudra bien prendre soin de Reine de Romance, parce que je crois que je ne la reverrai pas de si tôt… »
Il raccrocha. « Noooooon ! Ne raccroche pas ! Noooon ! » Je recomposai le numéro, sans réponse. Je m'effondrai, les deux genoux sur le sol, les mains dans la terre humide de la cour intérieure. D'autres voitures, gyrophares en action, s'accumulaient à l'entrée.
Subitement, je me relevai et pénétrai à l'intérieur du logis où les fouilles avaient déjà commencé. J'avalai les volées de marches qui conduisaient à l'étage. Dans le bureau où ronflaient à n'en plus finir les ordinateurs, le poster se trouvait toujours là, accroché sur le mur frontal… Les marécages du Tertre Blanc. Et le chalet, au fond…
Crombez, qui venait d'arriver, m'interpella au moment où je m'apprêtais à prendre la route. « Commissaire ? Où allez-vous ?
— Pousse-toi de là ! Je dois vérifier quelque chose ! »
Je claquai la portière devant son nez et fis crisser les pneus en démarrant dans les gravillons.
La tension nerveuse rendait mes muscles raides comme des barres de fer. Une douleur aiguë me dévorait l'épaule et le dos et mes articulations fatiguées commençaient à me lanciner. Mais il fallait que je le tue. Que je le tue de mes propres mains, sans personne pour m'en empêcher. Je devais voir ses yeux lorsque le projectile attaquerait sa chair. Tiens bon, Suzanne, tiens bon, je t'en supplie !
Une partie de mes pensées se portait vers Élisabeth Williams, vers la terrible mort qu'il lui avait infligée. J'aurais dû y songer ! J'aurais dû prévoir qu'il en arriverait là ! Seigneur ! Combien de personnes étaient mortes par ma faute ? Combien en avais-je sauvées des griffes de Thomas Serpetti, de l'Homme sans visage, ce visage si familier que je ne réussissais pas à le voir ? Aucune…
Je roulais pour affronter l'Ange rouge dans un ultime combat, un duel que j'attendais depuis plus de six mois. Je roulais vers la coupole brasillant du soleil couchant, je roulais vers l'endroit où m'attendait mon destin…
Chapitre dix-sept
L'odeur d'eaux croupissantes pénétra en moi et se matérialisa enfin, comme si elle s'exhalait de la substance même de mes rêves. Le chemin fangeux qui éventrait les marais depuis plusieurs kilomètres, se referma sur les roues de mon véhicule comme une mâchoire de fer. Je donnai un coup d'accélérateur, mais la gomme patina. Je fus contraint de continuer à pied.
Les derniers moustiques avant les rudesses hivernales dansaient à la surface, effleurant parfois l'onde du bout de la patte avant de s'effacer derrière les chaumes tendus des roseaux. Plus j'avançais, plus le marais s'épaississait. Le lugubre décor autour de moi n'avait plus rien à voir avec le poster de Serpetti et je recherchai désespérément une île, un îlot ou une étendue herbeuse sur laquelle devait se dresser le chalet. Les rayons obliques du soleil pailletaient d'une sale clarté les rares aplats où l'eau parvenait à percer la couche épaisse des nénuphars et j'eus l'impression de pouvoir marcher à la surface du marais, tellement la flore s'y déployait avec générosité. Des roseaux géants de plus de deux mètres, dressés comme des lances de guerriers, m'empêchaient de distinguer autre chose que l'univers restreint de ce cachot de verdure dans lequel j'évoluais.