Je continuai à me hasarder sur le mince chemin naviguant entre les marécages, me demandant si la voie n'allait pas finir par s'arrêter net ou si des sables mouvants n'allaient pas m'entraîner vers le fond. Je m'agrippais aux branches arquées par l'humidité et presque nues des aunes, chevauchant leurs racines qui s'enfonçaient dans les profondeurs de l'eau tels de gigantesques anacondas.
Au détour d'un tronc à l'écorce pourrissante, j'aperçus enfin la cabane, perchée sur une île envahie d'arbres et de fougères, en plein milieu du manteau kaki de l'eau. Une barque était amarrée sur l'un des flancs de l'île et une petite lumière effrayante émanait d'entre les volets fermés. Je me baissai, m'approchai du bord du marais et envoyai de désespérés regards circulaires à la recherche d'une embarcation, ou d'un moyen de me rendre sur l'île, perdue à une cinquante de mètres dans la soupe des nénuphars.
Je me résolus à ôter ma veste, mes chaussures et me glissai le long de la berge, serrant les dents. L'eau monta jusqu'à mes mollets, puis s'attaqua à mes cuisses et mon bassin. Les lentilles, les joncs, tout ce qu'il y avait de pourri, s'accrochait à mes membres. L'eau était glaciale. Peut-être sept ou huit degrés, pas plus. J'avais intérêt à avancer très vite, si je ne voulais pas sombrer au fond, foudroyé par une hypothermie. Je levai les bras, mon arme au-dessus de ma tête. D'un coup, alors que la surface de l'onde s'enroulait autour de mon torse, je chutai dans un trou de vase. Le réflexe de la respiration me fit avaler une gorgée d'eau et je remontai à l'air libre en suffoquant, des lentilles dans les narines, la bouche et les yeux. Sous l'effet de surprise, j'avais lâché mon arme ; je tentai en vain de la récupérer, en tâtonnant du bout des orteils, me laissant couler volontairement, mais je palpai juste ce mélange en décomposition stagnant au fond de l'eau.
Je me mis à nager la brasse, freiné par les tiges des nénuphars qui se mêlaient à mes mouvements. Le froid commençait ses dégâts. Mes lèvres, mes mollets, mes biceps, mes pectoraux, durcirent comme du bois. Mes doigts et mes orteils me piquèrent, me donnant l'impression qu'ils allaient se briser. Et mon épaule, comme blessée par une seconde balle, hurlait de douleur…
Je parvins enfin sur la berge, exténué, frigorifié, sans arme, alourdi par le poids de l'eau, de la vase et de la végétation cramponnées à mes vêtements. L'obscurité dévalait de la voûte du ciel à une vitesse ahurissante et des coassements de crapauds perforaient le silence aquatique. Je ramassai l'un des gros bâtons qui jonchaient le sol. J'en choisis un solide mais suffisamment léger pour me permettre de le manipuler avec aisance. Des racines et des branches pourries me torturèrent la plante des pieds. Un branchage pointu cassa net dans la pointe de mon orteil. Je criai intérieurement, retournai mon pied et arrachai l'intrus en serrant les dents. Mes muscles raidis par le froid semblèrent recouvrer une légère élasticité, dans des proportions toutes relatives. Je gagnai enfin les abords de la cabane. L'herbe haute relayait le sol marécageux et rendait, Dieu merci, ma progression plus discrète…
Volets clos. J'effectuai un tour du chalet, plaquai mon oreille contre la paroi et m'immobilisai. Le roucoulement d'une radio monta jusqu'à moi, cependant je ne perçus aucun autre bruit. Je risquai un œil, mais les lattes inclinées m'empêchaient de voir à l'intérieur. Un vent frais se leva avec le crépuscule, pénétrant au point de me tétaniser les articulations.
Je m'interrogeai sur la façon de m'introduire à l'intérieur. Le regard que je jetai par le trou de la serrure, ne me renvoya que du néant ; la clé reposait dans son emplacement. Je saisis avec la plus grande attention la poignée, émis une poussée et, à ma grande surprise, la porte s'ouvrit sans aucune résistance. Je bondis dans la gueule du loup, le bâton brandi au-dessus de ma tête…
Et je découvris ma femme, les yeux bandés, attachée en croix sur une table, la poitrine offerte à une nudité outrageante. Je devinai à l'intérieur de son ventre rond la présence du petit être et ne pus empêcher mes larmes de jaillir et m'inonder de chagrin. Une impulsion intérieure, un flux imprévu de sensations les plus pures, me paralysa, puis me fit chanceler et chuter sur le sol. Je me relevai, difficilement, m'écroulai à nouveau lorsque le visage de Suzanne s'orienta dans ma direction. Des mots de détresse s'accrochèrent au bord de ma gorge et, dans un instant qui me parut une éternité, je perdis le réflexe de la respiration.
Je ne songeai qu'à ôter son bandeau, la serrer dans mes bras, l'embrasser, la couvrir d'amour, toucher ses cheveux, son ventre, ne fut-ce que l'espace de quelques secondes. Mais, auparavant, mes dernières pulsions de flic me forcèrent à scruter la kitchenette et les toilettes. Pas de Serpetti. Sans chercher à réfléchir, je me lançai sur la porte d'entrée et tournai la clé de manière à verrouiller l'issue. Je m'approchai de mon amour, de mon futur bébé que j'aimais déjà plus que tout au monde et, sans même les toucher, je sentis que la chaleur de leurs corps, le battement de leurs cœurs m'embrasaient l'âme.
Suzanne ne parlait pas. Les cordes lui enserrant les poignets blanchissaient ses mains. Le haut de son corps, salpêtré, crevassé de stries profondes et d'auréoles plus ou moins prononcées, s'érigeait en témoin hurlant de son supplice. Je me penchai enfin vers elle, écrasé de larmes. Mes doigts, mes mains, mes jambes frémirent, tremblèrent, de froid, de peur, d'une émotion à l'intensité solaire. Je m'agrippai au coin de la table et, rassemblant mon énergie, chassant les douleurs qui m'assaillaient de partout, lui retirai le bandeau. Que ce geste, cet instant, se figent à jamais dans ma mémoire, jusqu'à la mort…
Sa lèvre inférieure s'écarta et un cri blanc jaillit du fond de sa gorge. Elle se mit à hurler de façon incontrôlable, infligeant de tels mouvements de torsion à ses poignets et chevilles que la corde cisailla la peau. Les muscles fuselés de ses jambes tressaillirent, son corps tout entier ondulait comme sous le coup d'un choc électrique. Et ses hurlements s'élevèrent haut, très haut dans les profondeurs de la nuit tombante. « Chérie ! Oh ma chérie ! Suzanne ! »
Quelque chose lui imposa un calme soudain. Ma voix. Elle avait reconnu ma voix, celle de son mari, d'un être venu lui apporter de l'amour, du réconfort, autre chose que des insultes et des coups. Le temps d'un souffle, son regard croisa le mien. J'y déchiffrai notre rencontre, nos jours heureux, le combat de nos deux vies. J'y discernai la sensibilité incroyable d'une mère pour son bébé…
« Chérie ! Chérie ! Je t'aime ! Je t'aime ! » Je répétai à m'écorcher la gorge ces mêmes mots, m'approchai de son oreille, lui passai une main dans les cheveux, sur le ventre. Oh, ce ventre ! Mon bébé, notre bébé ! Et je la serrai contre moi, tellement…
Une mousse fine coula de ses lèvres, ses pupilles dilatées fixèrent l'une des poutres du plafond.
« Suzanne ! Reste avec moi, Suzanne, je t'en prie ! Suzanne ! Ne me laisse pas ! »
Avec la plus grande peine, je parvins à lui détacher les mains. Je défis finalement les entraves des chevilles et ma propre femme se roula en boule dans un coin, les cheveux dans la bouche, les cheveux dans les yeux, les cheveux lui couvrant la totalité du visage. L'air humide charria une écœurante odeur d'urine, une petite flaque s'auréola sous ses pieds. Le balancement de son ventre, de son fessier, de ses jambes repliées contre sa poitrine, s'accéléra. Et elle oscillait, oscillait, oscillait…
Je savais qu'elle pouvait revenir à moi, que, dans la mécanique intransigeante de la conscience, quelque part, une petite porte était restée ouverte sur la lumière.