Alors que mes bras se tendaient vers elle, une voix m'interpella. Une voix truquée. L'une de celles déjà entendues au téléphone.
« Bienvenue, Franck ! » Thomas Serpetti pointait une arme dans ma direction, un vieux Colt qui semblait encore en parfait état de marche. L'homme sortit par une petite trappe dissimulée sous un tapis et monta les dernières marches d'une échelle. Il posa le truqueur de voix sur le sol avant de m'envoyer un sourire d'une incroyable méchanceté.
« Il fallait que je voie ça, Franck ! Les retrouvailles avec ta femme, après plus de six mois d'attente. Tu as vu comme j'en ai bien pris soin ? »
Il effectua des mouvements avec son Colt m'incitant à lâcher le bâton tout juste ramassé. Je m'exécutai et levai les mains. Suzanne sursauta, coula un regard vide et se remit à se balancer comme un cheval de bois, la tête enfoncée entre les genoux, contre son ventre.
« Mon Dieu, Thomas. Qu'est-ce que tu lui as fait ?
— Ta femme est devenue marteau, Franck. Après quatre mois, comme ça, sans raison. Du jour au lendemain ! J'aurais pu m'en débarrasser, ça m'aurait tellement facilité les choses. Mais j'ai préféré aller au bout, pour le jeu… Pour la célébrité, pour le fric. Comme un challenge… envers toi… — Pour le jeu ! Mais… Mais comment oses-tu ? » Ses yeux rayonnèrent de noir, ses pupilles grossirent comme celles d'une bête sauvage acculée, prête à tuer pour préserver sa vie… « Tu imagines, Franck ? Tu en connais, toi, des êtres de mon intelligence ? Tu as vu à quel point je vous ai bluffés ? La vie, la mort, tout cela n'est qu'un immense jeu. Si tu pouvais savoir le pied que j'ai pris ! Oh ! Mon cher ! Personne, absolument personne ne pourra surpasser l'œuvre que j'ai menée ! J'ai tout contrôlé, Franck, depuis le début. La croisée des destinées, l'arrêt définitif de leurs vies… Comme des trains miniatures ! »
Je baissai les bras, mais il tendit l'arme et je les levai à nouveau. Des flaques d'eau de marais se formaient à mes pieds et les muscles fatigués, blessés de mes épaules me brûlaient.
« Explique-moi. J'ai besoin de savoir pour Suzanne. Comment tu as su qu'elle était enceinte ? »
Il la considéra longuement. « Elle me l'a dit après l'enlèvement, dans un dernier sursaut d'espoir, espérant peut-être que j'allais la relâcher. Dire qu'elle voulait te faire la surprise ! N'est-ce pas charmant ? » Il s'assit sur le bord de la table. « J'avais en tête l'idée du film à épisodes. J'ai envoyé un premier fichier par Internet à ce requin de Torpinelli. Je savais qu'il prendrait, que ce genre de film se vendrait à prix d'or sur les marchés parallèles, des milieux que je t'ai fait découvrir au fur et à mesure… Puis, les demandes se sont renouvelées, de plus en plus nombreuses, avec des souhaits très, très particuliers. Et je me suis aperçu que j'adorais ! Ça m'excitait à un point tel que tu ne peux imaginer. J'étais le maître absolu de mes victimes, mais aussi de ces hommes qui se branlaient par dizaine devant mes chefs-d'œuvre !
— Tu es… Tu es…
— Mais, avant d'attaquer mon parcours, il me fallait un scénario, de quoi vous faire plancher, vous, les psychologues, les policiers, les scientifiques. De ce côté, Internet est une mine d'or. On y déniche des rapports d'autopsie, les guides complets utilisés par la police scientifique, les appareils, les moyens déployés pour traquer les assassins… Toute la batterie nécessaire pour analyser vos failles, vos manières de travailler, de progresser, le jus même de vos tripes… Je suis retourné en Bretagne pour y prélever cette eau particulière, afin de l'abandonner dans l'estomac de Prieur. Pas mal, non ? Et ces psycho-criminologues ! Je me suis amusé comme un fou ! J'ai joué avec vous comme un marionnettiste avec ses poupées de bois. Je vous ai orientés, avec succès, dans les mâchoires aiguisées de BDSM4Y. Vous y avez laissé des plumes, si je ne me trompe ? » Il s'installa sur une chaise. « Au départ, je suis tombé sur des documents qui parlaient de ce père Michaélis. Sa carrière me parut… intéressante… D'autant plus que tout cela cadrait, comme par enchantement, avec la naissance de ton enfant et le nom de ta femme. On aurait dit, je ne sais pas, que tout cela était écrit… »
Il agita les doigts en l'air, tel l'enchanteur jetant de la poudre de perlimpinpin. Je cherchai un moyen pour me rapprocher de lui. Je lui demandai, en exécutant un pas vers l'avant : « Et Gad ? Pourquoi l'avoir tuée ?
— Je ne l'ai jamais tuée, Franck ! Cette crétine de Bretonne a bel et bien eu un accident ! Grâce à elle, j'ai tourné mes premiers films. Oh ! Elle était plus que consentante ! Et tu aurais dû voir comment ça se bousculait aux portes de mes sites pirates, pour mater ces vidéos ! En fait, je crois que c'est de là que m'est venue l'idée de pousser l'expérience plus loin.
— Et ces filles que tu as assassinées ? Tu les contactais par Internet ?
— Tu te rends compte que cette pute de Prieur s'était vantée d'avoir mutilé des cadavres à la fac ? Elle exposait ça comme un trophée, une gloire personnelle, à un tas d'abrutis qui jubilaient devant ses confessions ! Et Marival ? Cette salope de Marival bien planquée au fond de sa forêt ? Elle croyait pouvoir montrer sa chatte, faire des trucs à ces animaux sans avoir un retour de bâton ? Je lui ai bien fait comprendre qu'Internet pouvait être très dangereux. Qu'il ne fallait pas provoquer les gens en se masturbant devant des caméras. Que l'on ne se trouve jamais à l'abri, où que l'on soit… Je pense qu'après plus d'un mois et demi à végéter au fond d'un abattoir, elle a bien… digéré la leçon. Ces femmes méritaient ce qui leur est arrivé ! Je n'ai pas tué des innocentes !
— Tout se déroulait parfaitement pour toi jusqu'à Manchini, n'est-ce pas ? »
Un rictus lui chiffonna le visage. « Cet idiot de Torpinelli n'a pas été assez prudent. Je suppose que son crétin de cousin a fourré le nez dans ses affaires, plus particulièrement dans les données de son ordinateur. Un beau petit frustré sexuel, ce Manchini… Il a fallu qu'il expérimente de lui-même… Ces films ne sont pas faits pour les amateurs dans son genre. J'aurais dû m'en occuper personnellement. Ça t'aurait évité de foutre une merde pas possible du côté du Touquet.
— Ton frère schizophrène, Yennia, ton voyage en Italie durant le premier meurtre… Tout cela est faux ?
— Il a été si facile de manipuler ta femme ! Le pauvre Thomas avec un frère schizophrène d'un côté et, de l'autre, une épouse délaissée, venue déverser ses malheurs sur des forums Internet. Pfff… Si facile, tellement facile… Tu es flic, non ? On ne t'a jamais appris à faire preuve de méfiance envers des gens que tu ne connais pas ? Il est si aisé de s'inventer une vie grâce à Internet, de s'immiscer dans l'intimité des couples, des célibataires, des enfants, avant même qu'ils s'en aperçoivent ! Nous sommes à l'ère du cybercrime, Franck, et ça, il aurait fallu le faire entrer dans ta petite cervelle de moineau ! »
Serpetti gardait un œil sur Suzanne qui divaguait, déversant un flot d'écume entre ses jambes écartées. Je le questionnai en ouvrant mes paumes au ciel : « Que comptes-tu faire maintenant ? Tu vas nous exécuter ? Combien d'innocents comptes-tu encore tuer ?
— J'ai presque fini mon œuvre, Franck. Après, je verrai. Il y a un petit nouveau que je dois finir de former. Il apprécie beaucoup mes vidéos et je suis persuadé qu'il sera un jour capable d'en faire autant. »
Il agita le revolver latéralement. « Va te plaquer contre le mur ! Là, derrière ! Et tu t'assieds dans le coin ! »
J'osai encore un pas dans sa direction, mais mon zèle lui fit orienter le canon vers ma femme. « Je compte jusqu'à trois. Un, deux…
— C'est bon ! Ne tire pas. Je vais faire ce que tu me demandes… »
Je me déplaçai à reculons et me laissai glisser dans l'angle, les mains au-dessus de la tête.