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« Bien, très bien », sourit-il. « Tu es une nouvelle fois aux premières loges pour assister au spectacle, à l'identique de la femme de l'abattoir ! Sauf que cette fois, je t'autoriserai à regarder. »

Toujours en me braquant, il sortit d'un sac un kit chirurgical stérile contenant le matériel nécessaire à une intervention d'urgence, scalpels, compresses, lames, aiguilles courbes et fil de soie.

Il redressa la table et disposa l'attirail sur le rebord.

« Tout est prêt pour la naissance de ton enfant… Il ne manque plus que… » — il piocha l'appareil dans le même sac — « … la caméra. »

Je plaquai mes mains au sol pour me relever, mais il tira une balle à deux centimètres de mes pieds. Suzanne hurla.

« Encore un geste et je te flingue ! Bouge ! Essaie seulement de bouger ! Lève les mains, lève bien les mains ! »

Il s'approcha de moi avec la prudence d'un lapin pointant hors de son terrier, me colla l'arme fumante sous les narines. L'odeur de la poudre à canon me monta à la tête. « Ferme les yeux, enculé !

— Tire ! Tire ! Qu'est-ce que t'attends ? »

Je sentis une chaleur intense grimper le long de mon cou. Lorsque j'ouvris les yeux, il m'exposait une seringue vide.

« Kétamine… Je crois que tu connais ? Ça va te calmer un peu. J'ai dosé pour que tu puisses assister au son et lumière en toute sérénité, sans crainte de te… blesser… »

Il s'avança vers Suzanne, lui administra une dose de produit et la tira jusqu'à la table improvisée en champ opératoire.

« Voilà… Juste pour que tu te tiennes un peu tranquille, Suzanne. »

Il se tourna vers moi. « Ta femme n'est plus que le fantôme de ce qu'elle était. Elle est déjà morte, Franck. Tu ne t'en rends pas compte ? Regarde-la ! Regarde ses yeux ! »

La mâchoire inférieure de Suzanne récoltait des bouillons de salive qui, ensuite, roulaient le long de son menton. Elle était repartie ailleurs, sur une autre planète. Pourtant, nous nous étions retrouvés, le temps d'une fraction de seconde. Si peu… Tellement peu…

Comme la première fois, mais de façon moins intense, mes membres s'alourdirent et mon corps tout entier sembla se couler dans le béton. Mes doigts se décrochèrent de mes mains, mes mains de mes bras et mes bras de mon corps. Mon enveloppe corporelle se figea en glace.

Serpetti allongea Suzanne sur la table. Elle obtempéra sans formuler une quelconque plainte. Ses pupilles éclipsaient le blanc de ses yeux, sa bouche continuait à clamer comme si elle s'apprêtait à lancer une prière au ciel.

Je balbutiai : « Suzanne… Suzanne… Je… t'aime… » et lorsque Thomas Serpetti se baissa pour ramasser les liens enroulés sur le sol, elle se cambra, s'arqua comme si un courant électrique d'une intensité faramineuse la traversait, et lui planta un scalpel au travers du cou dans un hurlement atroce, en un sursaut de haine qui fermentait depuis des mois et des mois. La lame pénétra par la droite de la trachée et en ressortit de l'autre côté. Le Colt glissa jusqu'à mes pieds.

Serpetti écarta les lèvres, émit un cri étouffé tout en portant ses deux mains à la gorge d'où s'échappait un petit geyser de sang. Ses genoux percutèrent le sol, il s'écroula et se redressa, les yeux fixés sur l'arme, animé par la rage, l'envie de tuer encore et encore. Sa langue, ses dents, ses gencives se couvrirent de sang et d'un mélange absolu de hargne qui jaillissait droit de ses tripes. Il allait atteindre le revolver. Il allait l'atteindre et tirer avant de mourir ! Suzanne gisait sur le sol, pétrifiée elle aussi par l'afflux de kétamine dans ses artères. Serpetti progressa, rampa, s'arracha les ongles contre le plancher, s'étirant dans un ultime effort avant de s'immobiliser, la main à quelques centimètres de l'arme. Ses yeux restèrent ouverts un instant, le temps de remuer mes lèvres pour murmurer : « Tu… as… perdu. Mon enfant naîtra… pendant que toi… tu croupiras en enfer. »

Il lâcha ses dix derniers pour cent d'air dans une bulle de sang, le regard fulminant d'une colère inhumaine.

Quand son âme noire s'envola, les cheveux de Suzanne s'écartèrent les uns des autres, comme électrifiés… Alors je sus qu'Élisabeth Williams et Doudou Camélia flottaient dans l'éther, pas très loin d'ici…

Épilogue

L'air est extrêmement chaud pour un mois de mai. Un vent venu du Sahara, affirment-ils à la radio. Ma fille s'élance devant moi d'une démarche peu assurée, bringuebalante, et ses petites mains s'enfoncent dans le sable lorsqu'elle se prend le pied dans un château abattu par la marée montante. Ses éclats de rire font fuir une colonie de mouettes qui se repaît dans de l'eau tiédie par le soleil de printemps et les oiseaux, dans un ballet aérien grandiose, chantent et dansent au-dessus de nos têtes.

Suzanne se tient à mes côtés.

Elle fixe l'œil bleu de la mer, indifférente à tout ce qui se produit autour d'elle, comme si quelqu'un, à l'intérieur de sa tête, avait construit un mur qui lui voile les choses belles de la vie. A son regard, s'accrochent encore les blessures du passé et je crois qu'elles s'y agripperont jusqu'à la fin de nos vies.

Avant notre grande aventure au bord de la mer du Nord, je lui ai donné ses gélules ainsi que son sirop. Les médecins affirment qu'il n'existe pas d'autre moyen pour taire les longues plaintes qui gémissent en elle de jour comme de nuit. Les médicaments la portent loin de nous, mais je sais que lorsque notre petite fille se glisse dans le creux de ses bras, elle se sent bien, réchauffée quelque part au fond de son cœur. Parfois, je la surprends à tendre un sourire à notre bout de chou et, alors, je sens que tout n'est pas perdu, qu'un jour, je redécouvrirai ma Suzanne d'autrefois.

J'ai tout plaqué. Paris, mon métier, mon cercle restreint d'amis et cette vie de dingue. Nous résidons tous trois au bord de la mer dans les embruns froids du nord de la France, loin de ces territoires de sang. J'ai retapé un vieux commerce. Je vends des jouets à une cinquantaine de mètres d'où nous habitons. La pension d'invalidité de Suzanne me permet de payer les services d'une infirmière à domicile et une nourrice pour notre bébé. Quant à Poupette, ma petite locomotive magique, je n'ai pas eu le courage de la garder avec moi. Elle fait partie désormais des choses mortes, d'un passé trop douloureux à supporter.

Je ne suis jamais bien loin de mes chéries. À chaque fois que j'en ai l'occasion, je cours les rejoindre, pose la tête de ma femme sur mes cuisses et caresse ma fille de l'autre main. Je ne suis plus commissaire de police à la Criminelle. Je suis redevenu un homme comme les autres…

Hier soir, ils ont découvert deux cadavres nus, allongés dans une barque au bord d'un lac. Un garçon et une fille, avec chacun une pièce dans la bouche. Je l'ai vu à la télévision… J'ai éteint et suis monté me coucher.

J'ai rêvé d'un immense champ de blé où dansaient deux femmes que j'avais jadis connues…