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Chapitre un

Martin Leclerc, mon divisionnaire, me demandait de rentrer d’urgence au 36. Un corps sans vie avait été découvert, mutilé d’une façon atroce…

Le grand Martin Leclerc devait peser à peine plus lourd qu’un paquet de chips vide et ce qui lui manquait en chair contribuait à faire ressortir le réseau de ses veines, de façon si intense qu’il aurait attiré sur lui tous les vampires de la planète. Mais cet aspect de personnage de train fantôme renforçait l’impact de ses propos cinglants et personne, à ma connaissance, n’avait un jour essayé de le contredire. Jamais, de tous les suspects passés entre ses mains, je n’en vis ressortir un seul avec l’ombre d’un début de sourire.

« Commissaire Sharko, cette affaire-ci ne sent pas bon », m’annonça-t-il en tapant du crayon sur un dossier. « Il n’y a rien de classique dans la façon dont a été perpétré le crime. Bordel, ces assassins sont pires que les virus ! Tu en combats un, un autre prend le relais, deux fois pire que le premier. Regarde la peste noire, puis la variole, le choléra et la grippe espagnole juste derrière. On dirait que le Mal s’auto-alimente de ses propres défaites.

— Si vous me parliez de la victime ? »

Mon divisionnaire me proposa un chewing-gum à la chlorophylle que je refusai. Il se mit à mâchouiller bruyamment, vibrant d’une telle nervosité que son os zygomatique battait à tout rompre sous la veine saillante – une autoroute – de sa tempe droite.

« Martine Prieur, trente-cinq ans, liquidée chez elle. Son mari, notaire, est mort d’une tumeur au cerveau l’année dernière. Elle a touché un sacré paquet avec l’assurance-vie qu’il a laissée derrière lui. Elle vivait de ses rentes, bien tranquillement dans le calme champêtre de son village. Une fille sans histoires, apparemment.

— Une vengeance, un cambriolage qui a mal tourné ?

— Le criminel a de toute évidence suivi un rituel peu commun, un procédé qui pourrait exclure la vengeance. À toi de me dire… Elle habite… habitait dans un endroit isolé, ce qui risque de ne pas faciliter l’enquête. » Il cracha son chewing-gum à peine mâché dans un cendrier vide, avant d’en plier un autre entre les dents. « Ils ont décidé de mettre le paquet au DCPJ. Avec les attentats aux US, Toulouse, des gangs comme les Expéditeurs et autres gaillards, nos chères têtes pensantes ne veulent pas que notre pays devienne un putain de terrain de jeux pour les détraqués en tous genres ! On a le feu vert du procureur de la République. Le juge saisi de l’instruction est Richard Kelly. Tu le connais, ce n’est pas un tendre, mais n’hésite pas à le solliciter pour obtenir les moyens qu’il faudra… » Il jeta un plan sur le bureau. « Rendez-vous à Fourcheret, au nord-est de Paris. Sibersky, Crombez et le commissaire de la ville voisine t’y attendent. Trouve-le-moi rapidement…

— Ce n’est pas un peu trop brutal pour Sibersky ? Il est cent fois plus efficace derrière un ordinateur que sur le terrain, et vous le savez.

— Crois-moi, Shark, ce meurtre-là va le dégraisser un peu… »

Les tentacules bétonnés de la capitale disparurent lorsque je m’engageai à travers la forêt d’Ermenonville. Après Senlis, je pris la nationale 330 puis la départementale 113 pour finalement tomber, un paquet de kilomètres plus tard, dans la tranquillité lunaire de Fourcheret. Devant moi, le soleil jetait des flots de lumière dorée sur les ballots de paille dans un tableau sépia, magnifique, arraché à l’instantanéité. Un dernier jour d’été somptueux, un automne qui s’annonçait tendre…

Une ambiance de veillée aux morts balayait les rues serrées et désertiques du village. Guidé par les indications du plan, j’arrivai, après trois bornes en rase campagne où même les vaches faisaient office d’exception, devant le pavillon de Martine Prieur. Des techniciens de la police scientifique courbaient le dos vers d’éventuelles traces de pneus, bris de verre ou empreintes de pas, accompagnés par les inspecteurs de la DCPJ qui s’attelaient à la délicate et fastidieuse enquête de proximité. Ma carte tricolore présentée aux plantons, je rejoignis près de l’entrée les deux officiers de police judiciaire qui encadraient ce qui ressemblait à une quille de bowling devenue chair : le commissaire Bavière. Les stalactites froides de la peur flétrissaient l’éclat de ses yeux. Il me fit immédiatement songer au pompiste ventru, paumé au milieu d’un champ d’éoliennes en plein cœur des États-Unis. Après un court protocole de présentations, j’entrai dans le vif du sujet.

« Alors commissaire, qu’avons-nous sur les bras ? »

Bavière s’éclaircit la gorge avant de parler. Un étau de glace, une terreur rouge, écrasait sa voix. « Le corps sans vie de Martine Prieur a été découvert ce matin à 5 h 30 par un livreur de journaux, Adam Pirson. La porte d’entrée était grande ouverte, mais les lumières éteintes. Il a crié, puis est entré en l’absence de réponse, inquiété, a-t-il révélé, par le silence et l’obscurité. Il est monté, toujours en criant. Et c’est là qu’il l’a vue… » La violente bourrasque d’une pensée l’emporta ailleurs.

Je le ramenai dans la conversation.

« Continuez, commissaire, je vous en prie.

— Mes hommes sont arrivés les premiers sur les lieux, rejoints par les techniciens de la police scientifique, le légiste, ainsi que vos inspecteurs. La levée du corps a eu lieu aux alentours de 12 h 00.

— Si tard ?

— Vous allez vite comprendre pourquoi… suivez-moi. »

Il collecta d’un mouchoir la couche grasse de sueur qui lui collait aux tempes. Une plaquette de beurre suintant le hamburger et les frites. Le paumé de la pompe à essence… Il ajouta : « Seigneur… Même sans le cadavre, la chambre mérite de figurer dans le prochain film de Wes Craven. »

Le lieutenant Crombez sortit diriger les opérations à l’extérieur, dont l’enquête de proximité. Alors que nous montions l’escalier, je dis à Sibersky : « Ça va aller ?

— Le commissaire Bavière a raison. Je n’ai jamais vu une chose pareille, même à la télé… »

J’ai tout essayé. Le saut en parachute, à l’élastique, les pires manèges de foire, les élans fulminants à moto et pourtant, rien ne me secoue autant que l’explosion d’une scène de crime sur le film cristallin de la rétine. Je me sens, aujourd’hui encore, incapable d’exprimer ce qui me retourne à ce point. Peut-être la peur ou, tout simplement, le réflexe humain de ne pouvoir supporter le visage de l’horreur dans sa plus fracassante expression.

Je ne racontais jamais à Suzanne ces éruptions sanguinolentes, les gardant pour moi comme les pages noires du livre de mon existence. Lorsque je rentrais, tard le soir la plupart du temps, j’essayais de faire abstraction de ma journée une fois le seuil de ma porte franchi. Mais on ne se débarrasse jamais des mauvaises herbes que l’on arrache par les tiges.

Et, chaque nuit, une fois mon esprit abandonné aux vastes territoires du sommeil, les cauchemars débarquaient comme des cavaliers lourdement armés pour me malmener jusqu’au lendemain matin.

Et mon couple en pâtissait, comme tous les couples dans lesquels le travail prend le dessus sur les sentiments…

Au centre de la pièce, sous les lueurs diaprées du crépuscule, huit crochets en acier, suspendus à l’extrémité de cordes regroupées à la base en un faisceau unique, vibraient dans l’air telles les branches d’un mobile d’enfant. Par un système complexe de nœuds et de poulies-freins, la levée du système et par conséquent, celle de la masse embrochée au métal, se contrôlait en tirant sur une corde plus grosse qui pendait et s’enroulait sur le sol. La chair ferme du corps que j’imaginais suspendu, avait dû craquer comme un fruit trop mûr et, sous chaque pointe encore foisonnante de fragments de peau déchirée, luisaient des larmichettes miroitantes. Un panache rougeâtre, un élan de fougue artistique éclaboussait le mur ouest jusqu’au plafond, comme si le sang avait fui la terreur de son propre corps.