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Le technicien chargé des photographies interrompit son travail de fourmi pour me fournir les premiers constats.

« Le corps nu de la victime était retenu à deux mètres du sol par les crochets enfoncés dans sa peau et une partie de ses muscles dorsaux et jambiers. Deux crochets au niveau des omoplates, deux au niveau des lombaires, deux à l’arrière des cuisses et deux dans les mollets. Elle se trouvait de surcroît ligotée avec plus de quinze mètres de corde en nylon, dans un jeu d’enchevêtrements si alambiqués que je ne pourrais vous l’expliquer simplement. Vous verrez par vous-même sur les épreuves photographiques et le film vidéo.

— Dans quel état se trouvait le corps ?

— Le légiste a relevé quarante-huit entailles sur l’ensemble du corps, de la poitrine au dessous des pieds, en n’omettant ni les bras ni les mains. Réalisées probablement au cutter industriel ou avec une lame extrêmement tranchante. La tête a été déposée sur le lit, le visage tourné vers son propre corps. Tranchée à la scie électrique, suppose-t-on pour le moment. D’où ces espèces de traînées, projetées par la rotation de la lame. Il avait réarrangé une partie des draps autour du crâne, comme pour former une coiffe ou une capuche… »

Je m’accroupis au niveau du lit, le regard frôlant la surface du matelas. Sur ma droite, le sang séché s’accrochait au mur comme des larmes rouges. « La tête s’orientait dans cette direction ?

— Exactement. Le légiste vous confirmera, mais il semblerait que les yeux aient été arrachés de leurs orbites puis remis en place, de manière à orienter les iris vers le plafond. La bouche était maintenue ouverte par deux morceaux de bois glissés entre les mâchoires supérieure et inférieure, comme des leviers. Plusieurs longues incisions joignaient les lèvres aux tempes. Le légiste a aussi relevé une contusion à l’arrière du crâne, au niveau de l’occiput, ce qui laisse supposer que la victime a été assommée ou tuée par un coup violent. »

Les jets lumineux du soleil couchant s’étiraient sur les murs en blessures oblongues. Une inspiration gonfla mes poumons d’amertume. Dans les mousselines opaques de la nuit, un démon tapi dans l’ombre, une bête furieuse affamée de cruauté avait officié, n’abandonnant dans son sillage que la désolation d’une terre brûlée par sa furie.

« Il y a eu viol ? » demandai-je pour confirmation.

« À première vue non, aucune trace de pénétration. »

Gifle de surprise en pleine figure. La chambre empestait la souffrance sexuelle à des kilomètres. Victime nue, ligotage, torture et… pas de viol ?

« Vous êtes certain ?

— C’est à confirmer… Mais aucune marque évidente de pénétration. »

Je me tournai vers le lieutenant Sibersky. « A-t-on relevé des traces d’effraction ?

— Non. La serrure comme les fenêtres ne présentent aucun dommage particulier.

— Qu’a-t-on découvert à l’extérieur ?

— Les hommes ont mis la main sur un indice. Une coquille d’escargot écrasée, ainsi que divers insectes, fourmis, minuscules araignées, piétinés derrière un laurier. Ce qui laisse supposer que l’assassin s’était embusqué à cet endroit.

— OK. Nous verrons avec l’enquête de proximité. Quoi d’autre ?

— L’ordinateur de Prieur a été effacé. Impossible d’accéder à la moindre information. Le disque dur est parti au labo.

— Intéressant. Qu’a pu nous apporter la police scientifique ? »

Je vis le commissaire tendre l’oreille. Des croûtes de sueur se greffaient sur le pain de sucre de son crâne. Aussi répugnant qu’une poubelle en plein soleil.

« C’est la foire de l’invisible, ici », dit le technicien. « Il y a autant d’empreintes en ces lieux que sur la Vierge de Lourdes. Sur les rebords du lit, la commode, le parquet, les cadres. Par contre, nous n’avons pas décelé de cheveux, de fibres ou de fragments de peau apparents sous les ongles de la victime, ni ailleurs. »

Il désigna, de la pochette plastifiée roulée dans sa main, le mobile métallique. « L’ensemble qui a servi à la torturer, cordes, poulies, vis, crochets, part pour le labo dès que j’aurai terminé la cartographie de la scène.

— Très bien. Tes premières conclusions, Sibersky ? »

Le lieutenant profita de la question pour s’approcher de moi, éloignant ainsi le nez du nuage pénétrant qui s’exhalait du commissaire Ventru. « Le tueur a préparé le terrain avec une attention toute particulière. Victime isolée, célibataire, seule au moment de son intervention. Il n’a pas lésiné sur le matériel à emporter. Perceuse, vis, chevilles, cordes, bref, le kit complet pour mettre en place son terrain de jeu. De l’outillage encombrant, pas aisé à transporter, ce qui renforce le caractère exceptionnel du crime. L’organisation, le contrôle et la précision ont rythmé son intervention.

— Pour quelles raisons ?

— Parce qu’il a pris son temps et rares sont les assassins qui peuvent se le permettre. L’installation d’un pareil système, la façon dont il a ligoté la victime, prouvent qu’il maîtrise à pied d’œuvre ses sensations, qu’aucune pulsion particulière ne le pousse à précipiter les choses ou à commettre des erreurs.

— Comme les pulsions sexuelles par exemple… » Je fis crisser les poils de mon bouc. « Pourquoi penses-tu qu’il a laissé la porte ouverte ?

— Dans un cas classique, je dirais que la précipitation ou une maladresse pourrait en être la cause. Mais pas ici. À mon avis, il voulait que le corps soit découvert le plus tôt possible.

— Exactement. Pour quelles raisons ?

— Je… je n’en sais rien. Pour nous prouver qu’il n’a pas peur de nous ?

— Connais-tu Vanloo, un peintre du XVIIIe siècle ?

— Pas plus que ça, non…

— Charles Amédée Vanloo éternisait sur toile les éléments éphémères de notre quotidien, comme des bulles de savon, des châteaux de cartes, la flamme mourante d’une lanterne. Il rendait précieux ces objets communs en les piégeant dans leur si belle instantanéité. Que trouve-t-on de merveilleux dans un château de cartes écroulé, une bulle de savon éclatée ou une lanterne éteinte ? »

Je m’écartai de la fenêtre où s’acharnaient à briller les dernières flèches de lumière.

« Si nous avions découvert le corps quelques jours plus tard, l’insupportable odeur nous aurait retourné l’estomac. La putréfaction aurait dévoré le corps jusqu’à le rendre horrible à regarder et, peut-être même, la dépouille se serait-elle décrochée et écrasée sur le sol. Je crois que l’effet souhaité par notre artiste aurait été gâché.

— Vous voulez dire qu’il… a signé son crime comme une espèce d’œuvre d’art ?

— Disons qu’il a apporté un soin particulier à l’agencement de la scène du crime. »

Ventru me donnait l’impression d’un étranger débarquant d’une contrée sans eau ni montagnes, privée de verdure et de ciel bleu. Un enfant ébahi qui, soudain, découvre les origines profondes de la vie.

« Commissaire, de combien d’hommes disposez-vous ?

— Cinq.

— Quelle armée ! » soupirai-je. « Bon… Vous allez vous charger en grande partie de l’enquête de voisinage. Je veux tout savoir sur cette femme. Où elle sortait, qui elle rencontrait, si elle fréquentait des hommes et lesquels. Se rendait-elle à la bibliothèque, à l’église, à la piscine ? Vérifiez ses lectures, ses factures téléphoniques, ses abonnements, bref tout ce qui se rapporte à elle. Vous allez aussi me dire où l’on peut se procurer ce genre de matériel, en particulier les poulies-freins et les mousquetons, ainsi que ce type de cordage et ces crochets en quantité importante. Faites le tour des clubs d’escalade de la région. Interrogez les caissières de supermarchés, de quincailleries, de drogueries du coin. Sait-on jamais, peut-être notre tueur possède-t-il une caractéristique physique particulière qui attire les regards. Il ne faut rien négliger. Vu votre peu d’expérience en matière criminelle, quelqu’un de chez nous supervisera les opérations. Vous vous sentez d’attaque, commissaire ? »