« Ravissant, n’est-ce pas ? Ce sont les marais du Tertre Blanc, un bled que j’ai découvert au hasard d’une randonnée à l’ouest de Melun. J’ai tiré la photo moi-même. Un paysage magnifique… J’aime penser à de tels endroits lorsque je travaille… ça… comment dire ? Me donne de l’inspiration… Tu vois ce petit chalet, à l’arrière-plan ? Un jour, je me l’achèterai.
— Tu as pourtant les moyens.
— Il faut faire durer le plaisir, sinon que deviennent les rêves si l’on obtient tout ce que l’on souhaite ? Bien… » Il déploya un geste théâtral. « Voici mon jardin secret. C’est d’ici que je traverse le monde… »
Des ventilateurs à processeurs tournaient à pleine puissance dans un ronflement soporifique.
« Parle-moi du tatouage », le priai-je.
« OK. C’est BDSM qui m’a mis sur la voie, un sigle existant sur une bonne partie des sites sados. BDSM4Y est une extension signifiant Bondage Discipline and Sado Masochisme For You et désigne un groupement de sados français qui évolue dans l’ombre d’Internet.
— L’ombre d’Internet ? Que veux-tu dire ?
— Les sites pornos et sados prolifèrent sur la Toile. Tu en trouves pour tous les goûts. Fétichistes des pieds, des ongles, dominants et dominés, bondage, fans du latex, du pissing, de la zoophilie, de tout ce que tu veux. Dans les sillages poisseux de ces vitrines se dissimulent des choses bien plus ignobles, un monde caché où se propagent le vice purulent, l’extrême, l’insupportable… »
Il me déroula un listing d’adresses Web craché par une imprimante laser. Des constellations de lignes sur le ciel blanc du papier. « Regarde. Des adresses de sites pédophiles à n’en plus finir. Des scandes à Hitler, au nazisme, des appels au retour de la race supérieure. Et ceux-ci, dédiés à Ben Laden et au réseau Al Qaïda. Des invitations à la guerre, à la déchéance. Tu trouves même comment fabriquer des bombes, comment devenir un bon kamikaze sur fond de Coran… J’en ai gravé des piles de CD et pourtant, le commun des mortels ne s’aperçoit de rien en surfant… Tu vois cet ordinateur, dans le coin ? »
J’opinai. La liste qu’il dépliait dévoilait des adresses, des www à n’en plus finir. Il continua. « Ce serveur LINUX est en relation directe avec le SEFTI. Il leur transmet en temps réel les informations des sites suspects. Mais nous évoluons sur un terrain mouvant. Ces terroristes, ces sadiques de l’ère moderne, sont prudents et instruits, plus que quiconque. Ils savent effacer les traces de leur passage, ce qui les rend pratiquement insaisissables. De toutes ces adresses, je ne suis pas sûr que demain, il en reste une seule valable. »
Ses doigts s’élancèrent sur le clavier d’un ordinateur, chevauchèrent les touches. Il tapa une adresse complexe, impossible à retenir ou à trouver au gré de la navigation sur la Toile. « Voilà ce qui nous intéresse. » Un écran d’identification apparut, Thomas y saisit un identifiant puis un mot de passe, la juste combinaison ouvrit les portes de l’inconnu.
« Bon sang ! Comment as-tu fait pour en arriver là ?
— Des zéros et des uns, Franck, des zéros et des uns !
— Explique !
— J’ai gratté, gratté, gratté. J’ai arpenté et crois-moi avec dégoût, les sites sadomasos. De liane en liane, d’indice en indice, comme tu le fais pour ton enquête. Je me suis immiscé dans les discussions en ligne, jusqu’à rencontrer des détenteurs de secrets qui m’ont permis de remonter aux origines de BDSM4Y. Et je suis tombé sur ce site…
— Mais pour l’identifiant et le mot de passe, comment as-tu réussi à contourner le système de sécurité ? »
Il désigna une seconde machine, celle où défilaient sans répit les soupes de chiffres, les nuées de lettres.
« Enfantin ! J’utilise un robot, un logiciel intelligent qui teste jour et nuit des combinaisons possibles d’identifiants et de mots de passe. En conditions normales, même si l’ordinateur vérifie plusieurs centaines de couples à la minute, il faudrait des mois. Sauf que les internautes, toi comme moi, utilisent des mots de passe faciles à retenir. Dates de naissance, noms propres, prénoms, combinaisons de moins de six lettres de mots ou expressions triviales du genre tototo ou tititi… Mon robot travaille à partir de fichiers préétablis de mots. Les combinaisons peu probables sont éliminées, ce qui fait que l’on bascule de plusieurs mois à un jour ou deux de recherches. Vois-tu, ici, le logiciel a retourné David/101265. Le prénom et la date de naissance du type, probablement. Magique, non ? »
Le site ne payait pas de mine. De pauvres pages sans vie, sans couleurs, mal organisées. Une autre fenêtre fleurit lorsque Serpetti cliqua sur l’un des rares liens. Des noms apparurent, des phrases, des dialogues par écrans interposés circulèrent. Le chat vibrait de vie.
« Voilà leur espace de travail », commenta Thomas. « Ils discutent en direct à longueur de journée. Certains partent, d’autres arrivent et ça tourne continuellement… Regarde. Actuellement, il y a cinq personnes différentes, cinq pseudonymes. Cinq vicieux…
— Je connais ce genre de salon. Ils devraient détecter ta présence, non ? Car d’ordinaire, lorsque l’on se connecte, notre pseudonyme apparaît automatiquement. »
Ses yeux reflétèrent la ruse du renard. « Oui, sauf que j’ai trafiqué mon logiciel. J’observe sans être vu…
— De quoi discutent-ils ?
— De techniques de ligotage. De la façon dont ils font jouir leurs partenaires en les harnachant, en leur coupant la circulation sanguine ou en les étranglant jusqu’à la limite de l’asphyxie. Ils se considèrent comme les maîtres absolus de la douleur mêlée au plaisir. Quand je dis ils je généralise, car certains pseudonymes, certaines façons de parler, indiquent que des femmes font partie du groupe. »
Des femmes. Des Rosance Gad…
« Tu parles de la face cachée, noire, d’Internet. Il s’agit de sadomasochisme à dominante perverse, je suis d’accord avec toi. Mais cela reste tout de même assez commun dans le milieu, non ?
— Tu connais les sociétés secrètes ?
— Comme tout le monde. Les Francs-Maçons, l’ordre des Templiers, les Cathares…
— Les sociétés dont tu parles sont des sociétés initiatiques, composées de gens de la haute bourgeoisie, de chevaliers, de chapelains, de sergents mus par de nobles causes, même si des pages sombres de l’Histoire ponctuent leurs cours. D’autres sociétés de subversion, vouées au culte du satanisme, de la magie noire, de la sorcellerie ont existé aussi, notamment aux alentours du XVIIe siècle, mais, parce qu’elles effraient, on préfère les ignorer plutôt que d’en parler. Par exemple, la Sainte-Vehme, ça te dit quelque chose ?
— Il me semble qu’il s’agissait d’une confrérie qui servait à maintenir la paix et punir le crime ?
— Au sein de cette société, un groupuscule d’initiés, de grands maîtres, agissait dans le secret absolu, protégé par la coupole de la confrérie. Une sorte de société dans la société. Ces francs-juges vouaient une passion exacerbée à la douleur qu’ils infligeaient. Ils débordaient d’imagination pour torturer les accusés qu’on leur confiait. Je pense notamment à la Vierge de Nuremberg, une statue en bronze, creuse, une espèce de sarcophage dans lequel le supplicié devait entrer. La Vierge se refermait et la victime se retrouvait empalée sur des pieux tranchants soudés aux portes, dont deux à la hauteur des yeux. Et le châtiment ne s’arrêtait pas là. Le socle s’ouvrait et le condamné tombait entre des cylindres armés de couteaux qui le réduisaient en pièce avant que la chair et les os ne soient emmenés par une rivière souterraine.