Выбрать главу

— Tu veux dire que BDSM4Y serait une société secrète à caractère pervers, vouée au mal, au culte de la douleur, bien au-delà de ce que l’on peut lire dans ces échanges ?

— Je crois, oui. La notion d’ordre, de hiérarchie, de règles et de secrets, reste très présente dans leurs conversations, ce qui laisse penser à une organisation de type confrérie. Tout a l’air de reposer sur de solides bases organisationnelles, comme dans une entreprise. Concernant leurs actions, d’après ce que j’ai pu lire, ils explorent la souffrance jusque dans ses derniers retranchements, jusqu’à la limite ultime de la mort. La douleur devient une source d’inspiration, un objet divin qu’ils veulent maîtriser de façon absolue. »

Il se tut un instant puis grinça : « Putain, Franck, ces types-là sont des tarés ! »

Je me penchai vers l’écran et les mots inscrits pénétrèrent ma chair comme la pointe d’un fouet. Les propos étaient si crus, si cyniques, tellement bestiaux que j’eus du mal à croire qu’il s’agissait bien d’humains.

Le tueur se nichait sans doute parmi cette meute, aux aguets, prêt à s’empourprer les rétines de sang. Je demandai : « Comment fait-on pour pénétrer dans la société ?

— Tu rigoles ou quoi ? Jamais tu ne pourras entrer là-dedans ! Ces types sont des courants d’air, extrêmement dangereux et, crois-moi, prêts à tout !

— Dis-moi comment percer la carapace !

— Il faudrait arpenter les milieux SM. Les actes qu’ils décrivent sont typiques de cruauté sadomasochiste poussée. Je pense que les membres de la société se voient recrutés selon leur assiduité aux milieux SM, leurs penchants pour la bizarrerie, ainsi que leur sens du secret, de la discrétion. Certains sont peut-être des gens haut placés. La prudence reste leur fer de lance, donc, à mon avis, mieux vaut ne pas jouer l’intrusion. En deux temps trois mouvements, ils te tomberaient dessus. Imagine le sort que ces tarés de la douleur pourraient te réserver ! »

Je me pris la tête dans les mains. « Quelle bande d’allumés, bon sang ! »

Les phrases continuaient à défiler devant moi sur l’écran couleur. Des allusions à la douleur extrême, au plaisir de la chair, à la volonté de répandre le vice. Nous devions aller plus loin, il le fallait. Dans ce labyrinthe de pseudonymes, évoluait à l’évidence le tueur, bien protégé dans l’anonymat induit par Internet.

Une étincelle, deux silex que l’on frotte, illumina mon esprit.

« On peut mettre la main sur le responsable du site ! »

Le visage de Serpetti ne s’alluma pas pour autant. Idée pas si géniale, semblait-il.

« Peu probable. Le site est hébergé chez Wirenet, un fournisseur d’accès gratuit. N’importe qui peut y construire un site en restant parfaitement anonyme. Il suffît de créer un compte. Rien de plus simple. Bien entendu, ils exigent des informations comme ton nom, prénom ou adresse, mais rien ne t’empêche de rentrer des coordonnées bidons.

— Envoie l’info au SEFTI, demande-leur quand même de vérifier.

— Déjà fait… J’ai même transféré des fichiers au format texte qui contiennent tous leurs dialogues depuis deux jours. En fouillant, ils dénicheront peut-être des indices. Tu sais, je n’ai pas le flair du policier.

— Non, tu as celui d’un chien de chasse. Tu m’as fait avancer d’un grand bond.

— Que vas-tu faire à présent ?

— Essayer de retrouver ces fanatiques. Le tueur doit en faire partie. Tu as des noms d’endroits SM qu’ils pourraient fréquenter ?

— Oui. J’ai pas mal cherché. Il y a le Black-Dungeon, le Bar-Bar et le Pleasure & Pain, certainement le plus hard de tous. Tu ne comptes pas fourrer les pieds là-dedans, quand même ?

— Pas le choix. On ne doit pas perdre leur trace. Tout laisse présager que le tueur risque de recommencer, très bientôt. »

Je me levai et lui emboîtai le pas dans l’escalier. « Comment va ton frère, Thomas ? »

Il me répondit sans se retourner, voûté sous les lattes inclinés de la descente d’escalier.

« Mal. Il n’a pas supporté l’arrivée de Yennia dans son monde. Il la prend pour une conspiratrice des Russes, ceux qui veulent lui voler ses formules secrètes. Le fait qu’elle soit d’origine slave n’arrange pas les choses… Ma tante a dû prendre le relais et s’en occuper, mais elle ne tient plus le coup. Nous avons dû signer des formulaires pour une demande d’internement… Franck, pourquoi une telle injustice existe-t-elle ? Sur quels critères Dieu s’appuie-t-Il pour infliger la souffrance à tel ou tel être jusqu’à la fin de ses jours, hein, dis-moi ?

— Je n’en sais rien, Thomas, je n’en sais fichtre rien… »

Nous parlions de schizophrénie, prêts à attaquer les pizzas, lorsque mon cellulaire nous dérangea.

« Salut mon ami… Je ne te dérange pas, j’espère ? »

Résonance de copeaux d’acier, étouffements de sciure de bois. Tonalités métalliques, écaillées, distordues par l’électronique. Le tueur me contactait ! Je décollai du fauteuil et, au travers de mon chahut de gestes désordonnés, Serpetti comprit et m’amena une feuille de papier ainsi qu’un stylo. Je déchiffrai l’ergot de la terreur dans son regard.

« Tu vas m’écouter bien sagement, fils de pute, parce que je ne recommencerai pas.

— Qu’est…

— Tu sais que tu as gâché plus d’un mois de travail ? Je t’attendais à l’abattoir, mais pas si tôt… Je suis allé loin, avec la fille, très loin. L’exploration s’est avérée longue et fastidieuse, mais tellement enrichissante. Tu veux le détail ?

— Pourquoi faites-vous ça ? »

Voix de petite fille à présent. « Sache que ma bouche se mêlait à la sienne, ses lèvres craquaient comme des cerises trop mûres, à l’opposé de ses seins qui gonflaient d’infection, tendres, charnus de féminité. Elle m’a avoué qu’elle m’aimait, tu te rends compte ? Je me suis offert à elle comme elle s’est offerte à moi. Nos âmes ont communié au travers du trait de sa douleur. Oh ! Je l’aime, je l’aime, je l’aime… »

Je notai le plus de choses possibles dans les moments de silence, des idées en vrac. L’envie de hurler me brûlait la langue.

« Crois-moi, la fille ne naîtra pas, parce que je l’ai retrouvée. L’étincelle ne volera pas et je nous sauverai, tous. Je corrigerai leurs fautes… » Un déclic, à l’autre bout de la ligne. La voix changea, encore et encore. « Je n’ai pas trop apprécié ton intrusion sans invitation. J’ai été poli avec toi et je pensais que tu en ferais tout autant. N’oublie pas, n’oublie jamais que je reste celui qui t’a épargné ! Tu me dois beaucoup à présent… » Voix de vieille dame. « Je relève ton défi. Tu veux jouer, on va jouer. Attends-toi au pire…

— Où voulez-vous en venir ? »

Sons caverneux, bande défilant au ralenti. « Tu impliques du monde dans notre affaire. Des gens innocents, que tu mets en danger presque intentionnellement, semble-t-il. Je devine tout, je vois tout, je suis ton ombre. Quelqu’un va payer, ton meilleur allié, maintenant !

— Arrêtez ! Non ! »

Déclic cru. Panique franche. Un magma sous ma chair.

« Bordel, il a raccroché ! » Je lâchai le téléphone, serrai, lâchai, comme si je tenais une braise.

Pouce enfoncé sur la touche de rappel automatique. Numéro masqué. Appel impossible, non mémorisé. Je criai : « Cet enfoiré va peut-être tuer quelqu’un ! Il faut que j’appelle ! Si seulement elle pouvait avoir le téléphone, bon sang ! »

Je reconnus la voix du lieutenant Crombez, de garde à la brigade criminelle.