« Commissaire Sharko ?
— Envoie une équipe immédiatement chez ma voisine, chez Élisabeth Williams et ici, chez Thomas Serpetti ! Qu’on appelle Williams ! Vérifiez que tout va bien ! Le tueur rôde dans les parages ! Où est Sibersky ?
— Parti il y a une demi-heure !
— Appelle-le sur son portable et dis-lui de me rejoindre chez moi le plus tôt possible ! »
Thomas m’agrippa l’épaule. « Mais qu’est-ce qui se passe ?
— Désolé, Thomas ! Je dois partir ! Enferme-toi ! Une voiture de surveillance va arriver. Il va falloir que tu lâches l’affaire. Ça devient trop dangereux.
— Mais explique-moi donc, Franck ! Je ne… »
Il ne finissait pas sa phrase que la porte d’entrée battait déjà. Les tracés funestes de la mort s’ouvraient devant moi, là-bas, telles deux rangées de flambeaux dans la marmite orangée de la capitale.
Ma berline arrachait l’asphalte, dévorait les lignes de signalisation.
Je calai le cellulaire sur son support et composai en catastrophe le numéro de Rémi Foulon, le patron de l’Office Central pour la Disparition Inquiétante de Personnes.
« Rémi, Shark à l’appareil ! J’ai besoin d’un service ! »
L’OCDIP avait ses entrées dans tous les fichiers privés, en particulier ceux chargés d’enregistrer les appels entrant et sortant d’un téléphone portable, quel qu’il soit. Rémi Foulon m’envoya, d’une voix à la dureté du diamant : « Il est tard, Shark. J’allais partir. Abrège, s’il te plaît !
— C’est d’une importance capitale ! Le tueur que je traque m’a appelé ! »
Silence à l’autre bout de la ligne.
« Envoie ton numéro ! » finit par cracher la voix.
Je lui transmis mon numéro de portable.
« OK. Je te rappelle d’ici une heure. »
* *
*
« Alors, commissaire ? À quoi ce feu d’artifice rime-t-il ? » s’enquit Sibersky. « La vieille dormait comme une souche. Rien de spécial non plus chez Williams, ni chez votre ami, Serpetti. »
D’un geste las, je me tournai vers la fenêtre de ma cuisine. Un rideau de pluie chiffonnait la robe opaque de la nuit. En bas, sous les aiguilles d’eau battant le bitume, deux parapluies noirs s’escarmouchaient avant de fondre dans les bouffées froides de l’inconnu.
« Il joue avec nos nerfs. Il surveille nos agissements, nous observe, embusqué quelque part dans l’ombre. » Je serrai le poing, repliai les doigts à m’enfoncer les ongles dans la chair, puis adressai un regard dur à Sibersky. « Du nouveau pour la victime de l’abattoir ?
— Que dalle. La piste des hôpitaux n’a rien donné pour le moment. Des inspecteurs cherchent encore à la brigade. Leur nuit risque d’être plutôt blanche.
— Et sur le passé de Martine Prieur ?
— Rien de spécial. Une vie sans anicroche. Père décédé d’un anévrisme au cerveau quand elle avait cinq ans. Sa mère l’a élevée, couvée, presque surprotégée jusqu’à ce que Prieur entame des études de médecine. Après trois ans d’internat, elle a tout plaqué. Selon sa mère, elle ne supportait plus le stress ni la vue journalière des cadavres. Dès lors, changement de style complet.
— Comment ça ?
— Son look. Sa mère m’a laissé parcourir les albums de photos. On a du mal à reconnaître la même fille entre deux clichés de la même année. Peau ivoirine, cheveux longs couleur corbeau, vêtements sobres genre costume d’enterrement à la fac de médecine ; un peu style gothique, mystique, si vous voyez ce que je veux dire. Quelques semaines plus tard, une fois ses études arrêtées, on la retrouve le teint hâlé, sûrement des UV, une coupe au carré, vêtements clairs et clinquants.
— Qu’a-t-elle fait ensuite ?
— Elle enchaîne les petits boulots, caissière, vendeuse… La chance lui sourit lorsqu’elle rencontre Sylvain Sparky, un notaire de dix ans son aîné. Il est riche, possède une belle villa à Fourcheret. Vous connaissez la suite. Elle arrête de travailler et termine sa vie dans l’insouciance de l’argent…
— Vers quelle spécialité médicale s’était-elle orientée ?
— Je n’en sais rien, je n’ai pas pensé à demander.
— Je suppose que tu ne t’es pas rendu non plus à la faculté de médecine pour jeter un œil dans les dossiers, voir qui elle côtoyait à l’époque et surtout, savoir ce qui a bien pu lui faire stopper net ses études ? Autre que le stress ? »
Un spasme nerveux remua la paupière du lieutenant et elle se mit à battre comme une aile de colibri. La sonnerie de mon téléphone le tira d’embarras. « Laisse tomber la piste de Prieur. J’irai faire un tour à la fac demain. Reste encore deux minutes, s’il te plaît… »
Je décrochai. Rémi Foulon m’arracha un ressac d’adrénaline.
Je m’exclamai d’une voix impatiente : « Dis-moi que tu as quelque chose sur le numéro !
— Tu vas halluciner, Shark ! Ton correspondant est un numéro vert, celui de “SOS femmes battues” !
— C’est un gag ?
— Je vais essayer de t’expliquer simplement. Les numéros du genre “SOS femmes battues” sont gérés par des autocommutateurs, des PABX. Pour des raisons de maintenance de ces machines, il existe des combinaisons de touches à pianoter pour pouvoir pénétrer dans le cœur du système. Dès lors, le technicien habilité accède à la fonction de routage vers le réseau téléphonique et là, il peut atteindre n’importe quel numéro de téléphone sur le compte du PABX.
— Comment se procure-t-il cette fameuse combinaison ?
— Des fuites, des annuaires de numéros gratuits qui se monnaient au même titre que les free cards.
— Le personnel des différents services de répression du banditisme peut avoir accès à ces données ?
— Bien sûr, le fichier est accessible depuis n’importe quel SRPJ de France. Dis-moi, tu ne penses quand même pas à quelqu’un de la maison ?
— Disons que j’envisage toutes les possibilités.
— Ne pousse pas le bouchon trop loin, quand même… Je te laisse. Ma femme m’attend.
— Merci pour la mauvaise nouvelle, Rémi… »
Je m’adressai au lieutenant, appuyé mollement contre un dossier de chaise. « Tu te souviens de Fripette ?
— L’exhibitionniste en conditionnelle que vous avez coincé avec les Mœurs il y a deux ans ? Celui qui a couru à poil dans tous les couloirs de la Crim’ ?
— Oui, celui-là. Demain, à la première heure, tu vois avec le patron des Mœurs s’il connaît ses activités actuelles. Tu me le retrouves et tu me sonnes dès que tu as son adresse, OK ?
— Pas de problèmes. Mais… Pourquoi ?
— Ce type est ma clé d’entrée dans les milieux sados… »
Avant de me coucher, j’envoyai un e-mail à Élisabeth Williams, en retranscrivant les propos du tueur tels que je les avais notés sur ma feuille de papier.
Instinctivement, je mis en route Poupette et observai, dans la pénombre, son voyage incessant sur les voies miniatures. Elle allait, venait, imperturbable, tournait à n’en plus finir, comme prisonnière d’un carcan de métal, mais pourtant tellement libre ! Je m’étendis sur le lit, bercé par son chant mélodieux.
Une idée me traversa l’esprit.
Je filai dans la salle de bains, récupérai un ancien flacon de parfum de Suzanne et en versai quelques gouttes dans le réservoir d’eau de la loco. Oh ! Cette odeur qu’elle diffusa dans toute la pièce ! Je fermai les yeux, imaginai Suzanne ici, à mes côtés. Je palpai son corps, caressai ses cheveux. Pensées souples et déliées, souvenirs heureux, joies inattendues… Poupette me portait ailleurs, sous un ciel pur, moucheté de sourires, de joies d’enfants…
Chapitre sept
Un rideau sombre de pluie se mit à marteler mon pare-brise avec la rage des mauvais jours au moment où je sortais de la berline. Sous les traits inclinés, j’enfilai mon imperméable plié dans le coffre et courus jusqu’à une petite enseigne discrète, plantée sur un vieux mur de briques effritées. L’antre de Fripette, l’exhibitionniste reconverti en propriétaire de sex-shop, m’ouvrait ses mâchoires.