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Les pans inclinés de sa moustache frémirent comme les extrémités d’une baguette de sourcier. « Tout à fait !

— Quant à nous, Sibersky, allons grignoter un morceau avant de rendre visite au légiste. Le divisionnaire m’a signalé que Van de Veld nous attendait dans son antre à 22 h 00…

— Je… suis obligé de vous accompagner ?

— Il est grand temps de mettre le nez hors de ton PC et de tes données informatiques… La première autopsie à laquelle tu assistes, c’est comme la première fois où tu te fais arracher une dent. Tu t’en souviens toute ta vie… »

* *

*

L’autopsie débute par un examen minutieux du cadavre déshabillé, qui amènera à noter l’état des vêtements, les principales caractéristiques physiques ainsi que les signes visibles de la mort. La procédure rigoureuse exige l’examen de la face postérieure du cadavre, y compris le cuir chevelu…

Chaque fois que je pénétrais dans une salle d’autopsie, je sentais mon être se dissocier, comme si une onde invisible vibrait en moi et séparait l’homme du policier, le croyant du scientifique.

L’homme, silencieux, écœuré, observe ce praticien aux mains gantées, cuirassé d’un visage mauvais et mû par des gestes trop mécaniques, trop formels. L’homme sait qu’il n’a rien à faire là, que cet ultime affront envers le corps, envers l’humanité, le souille et l’accompagnera dans ses pensées, dans son sommeil, jusqu’aux tréfonds de sa propre mort.

Après l’examen externe se déroule l’autopsie proprement dite.

Cuir chevelu : incisé selon une ligne allant d’une région rétro-auriculaire à l’autre en passant par le vertex ; tiré de part et d’autre en avant et en arrière. Voûte crânienne sciée selon une ligne circulaire joignant front, tempes et occiput, avec dégagement des deux parties d’encéphale. Examen complété par le décollement de la dure-mère : vue directe de l’os, recherche de fractures, de disjonctions ou, plus difficilement détectables, traits de fêlures ou fissures…

L’homme a envie de serrer dans ses bras l’être de chair étalé sur le métal inoxydable, de lui baisser doucement les paupières, de passer une main apaisante sur ses lèvres pour le faire sourire une dernière fois. Le croyant rêve de le couvrir d’une étoffe damassée, puis de lui murmurer à l’oreille des paroles douces avant de l’emmener loin, quelque part à l’ombre d’une forêt d’érables et de chênes.

Longue incision médiane partant de la pointe du menton jusqu’au pubis. Peau et muscles écartés de chaque côté du thorax et de l’abdomen, clavicules et côtes coupées au costotome. Muscles du cou : disséqués plan par plan… Langue tirée précautionneusement vers le bas. Œsophage, trachée et éléments vasculaires sectionnés…

Le policier se pose des œillères, essaie d’ignorer les pèse-organes aux formes acérées, les marbres émeraude damés sur l’abdomen du cadavre, le carnage opéré par le légiste sur ce qui fut vie. Par la magie des antiseptiques, derrière la pellicule du latex ou le papier du masque, il adoucit la vérité, la rend plus tolérable. Puis il écoute la Mort lui parler, prend des notes, pose les questions techniques qui feront avancer l’enquête. Le corps devient un objet d’étude, un volcan éteint, une surface vallonnée qui dissimule dans chacun de ses plis l’histoire effrayante de ses dernières minutes. Les plaies chuchotent, les meurtrissures, les ecchymoses forment d’étranges reflets, comme si, en observant avec attention, on y devinait les yeux noirs du meurtrier ou l’éclat de sa lame tranchante.

Pesée de tous les organes avant leur dissection. Prélèvements de sang destinés aux recherches toxico-logiques : réglementairement dans les gros vaisseaux de la base du cœur…

Mais alors, l’homme et le flic songent à Suzanne et, comme une image subliminale glissée devant leurs yeux, la découvrent soudainement là, nue et blanche comme l’os, étalée à la place de cette fille égarée. Peut-être, pas loin ou à l’autre bout du pays, dans un ravin ou au travers du cristal d’une rivière, son corps attend-il qu’on le libère de ses souffrances, qu’une main de bonté lui rende sa dignité en le couchant délicatement dans un lieu de repos et de sérénité.

Le flic et l’homme essaient de se rappeler la chaleur intense de son corps, son parfum et l’infinie fraîcheur de ses baisers, mais des barreaux filtrants refoulent le meilleur pour laisser passer le pire. Ici, l’air empeste la charogne consumée, l’atmosphère écrasante empêcherait un papillon de s’envoler. Ici, le mal appelle le mal, la cruauté engendre la bestialité, la science bafoue la foi et ce qui fait que l’homme est avant tout un homme. Ici, au travers de ces aiguilles de lumière artificielle, tout est noir comme au fond d’un cercueil.

… Troisième temps. Ouverture de l’estomac le long de la grande courbure pour examen et conservation de son contenu. Prélèvements : foie, rate, pancréas, intestins, reins.

Inspection des organes génitaux internes chez la femme… Après éviscération, examen de l’ensemble du squelette à la recherche de toutes les lésions osseuses…

À bien y réfléchir, quand je me surprenais à espérer que le cadavre apporterait un point final à mes propres tourments par ses révélations, je ne valais pas mieux que le pire des criminels…

* *

*

Les hommes se posaient beaucoup de questions sur la vie privée de Stanislas Van de Veld, l’un des légistes – le meilleur – de l’Institut médico-légal de Paris. Certains le soupçonnaient de fantasmer sur les cadavres qui se succédaient sur sa table de dissection, d’éprouver l’attirance du nécrophile pour le morbide et les chairs putréfiées, alors que d’autres, à le voir enfermé dans son caveau de faïence nuit et jour, le considéraient comme un animal des Ténèbres, une bête repliée dans les profondeurs lugubres de la science poussée à l’extrême.

Personnellement, en dépit des langues de vipère, je le regardais, avec ses billes noir de jais plantées sur son visage buriné, sa barbichette aux angles parfaits, comme un professionnel en quête de vérité, un inquisiteur des temps modernes qui dépouillait les apparences pour en extraire la moelle cachée. Un scientifique aux mêmes motivations que moi.

Le lieutenant Sibersky se rangea à mes côtés, la base des narines blanche d’antiseptique, le visage ramifié d’inquiétude jusque dans ses plus insignifiantes ridules. La nudité bourgeonnante du cadavre, les eaux usées qui coulaient le long de la table jusqu’au plateau inférieur d’évacuation, le couvraient d’une pelisse d’effroi.

Un autre médecin, voûté au fond de la salle, marmonnait dans un dictaphone, la joue écrasée dans une main. Il nous salua d’un geste empreint d’une profonde fatigue.

Je déposai à proximité d’une balance pèse-organes un paquet de graines de sésame. « C’est pour vous. Vous les mangerez plus tard… »

Van de Veld me décocha un sourire de légiste, presque glacial. « Merci. Messieurs, j’ai une tonne de bonnes choses à vous annoncer. Ce cadavre est une mine d’or. »

La comparaison me parut déplacée. Un peu comme un type qui arrive à un enterrement avec un costume vif en lançant un truc du genre, je lui avais pourtant dit de ne pas prendre la route ce soir-là.