Je me serrai la tête entre les mains. « Vous allez me prendre pour un attardé, mais je ne vois pas bien ce que le tueur cherche à prouver.
— J’y viens. Selon les écrits de Job, l’expérience de la douleur n’est pas une fin en soi, mais une étape qui rapproche de Dieu. La souffrance, sous une forme ou une autre, est la destinée de tous ceux qui veulent mener une vie pieuse et doivent s’absoudre de leurs péchés. En ce sens, le pardon de Dieu s’obtient par l’épreuve, et l’épreuve uniquement. Assurément, ces femmes torturées ont péché. »
À présent, la pluie violentait les vitres de la brasserie avec caractère. Des gens se tassaient devant l’entrée, d’autres s’engouffraient dans la bouche de métro Opéra ou cavalaient en direction des Galeries Lafayette.
Élisabeth me questionna. « Avez-vous un moyen quelconque de dépister les personnes qui empruntent tel ou tel ouvrage dans les bibliothèques ? Un fichier centralisé, comme celui du FBI ?
— Non, non, bien sûr que non. En matière de tueurs en série et de centralisation de fichiers, nous avons un retard phénoménal sur l’Amérique. Et on ne peut pas dire que ce type d’assassins coure les rues en France.
— Nous en avons pourtant un sérieux sur les bras », répliqua-t-elle.
« En effet… Mais rien ne nous empêche de nous passer d’un fichier central et d’écumer une à une les bibliothèques, de vérifier quel abonné a emprunté le livre recherché…
— Cela risque de prendre du temps, mais vous allez devoir vous y coller… »
Je bus une gorgée de chocolat. « Comment donc êtes-vous remontée jusqu’à la photographie de cette sculpture ?
— Je me suis rendue à la bibliothèque François-Mitterrand dans la matinée. J’ai toujours pensé que la scène était empreinte d’un caractère religieux. La tête tranchée dans ses froissures d’étoffes, ce regard implorant le ciel, la pièce dans sa bouche. Je me suis donc penchée sur les représentations célèbres de la souffrance dans l’art pictural et sculptural, le tout sur fond de religion. Je suis assez vite tombée sur Juan de Juni, un sculpteur du XVIe siècle. Il évoque clairement que la douleur, l’affliction et la souffrance sont les seuls chemins ouvrant les voies divines. Pour transmettre ses sentiments, il utilise un mouvement puissant de torsion qui secoue ses figures et dénonce l’angoisse suprême. Ce que vous avez sous les yeux représente le buste de sœur Clémence, une œuvre longtemps interdite, très peu connue. »
Elle se laissa un instant distraire par une altercation qui explosait devant le café. Une histoire de coup de parapluie…
« À l’aube du XVe siècle, Madeleine Clémence, fuyant son village, s’est réfugiée dans les ordres religieux pour expier ses péchés, notamment l’adultère. Elle a totalement changé de vie, espérant ainsi adoucir sur son sort le regard de Dieu, être protégée de ses dénonciateurs potentiels. Au Moyen Âge, la répression des crimes par le pouvoir laïc est légitime, surtout pour les cas d’adultères qui peuvent conduire à la peine de mort. Cinq années plus tard, on captura sœur Clémence dans un couvent. Sous les ordres de l’inquisiteur d’Avignon, elle fut torturée à mort pour donner l’exemple. Un modèle de discipline véhiculé dans de nombreux écrits de l’époque… »
La pécheresse reconvertie en bonne sœur. Martine Prieur, aux cheveux couleur aile de corbeau, à l’allure macabre, transformée en fille au style clinquant, menant une vie tranquille, oubliée. Pouvait-il y avoir un quelconque rapport ? Sur le frontispice de mon esprit tambourinaient maladivement deux mots, toujours les mêmes, Jeckyll, Hyde… La lumière, les ténèbres. « Quel est le rôle du tueur si vos constatations sont avérées ? Agit-il comme un envoyé de Dieu ? Un justicier, un censeur ?
— Les tueurs qui accomplissent leur office au nom de Dieu prolifèrent aux États-Unis. Ils se disent poussés par des voix célestes. Cependant, très peu prennent la peine de maquiller leur crime de cette façon. Soit ils le déclarent ouvertement, par exemple en l’écrivant sur les murs avec le sang de leur victime ; soit ils le revendiquent lorsqu’ils se font appréhender. Ici, tout se joue dans la subtilité.
— Si on peut parler de subtilité…
— Je suis persuadée que vous m’avez comprise. Rappelez-vous le cadre du phare ou cette photo du fermier. Ces indices recelaient une double signification ; l’une religieuse, l’autre purement factuelle. Il fait preuve d’une intelligence troublante. Cependant la partie des fantasmes, cette volonté d’appliquer la douleur, non pas dans le but de punir mais dans celui de prendre son pied, domine chaque fois qu’il martyrise ses victimes.
— Pour quelle raison ?
— Mais… parce qu’il les filme, il divulgue ses sentiments par ses lettres, ou ce coup de fil que vous avez reçu. Là, il exulte.
— Justement, que pensez-vous de cet appel téléphonique ?
— Vous avez noté, entre autres : Crois-moi, la fille ne naîtra pas, parce que je l’ai retrouvée. L’étincelle ne volera pas et je nous sauverai, tous. Je corrigerai leurs fautes… Vous avez une idée de la signification de cette phrase ?
— Absolument pas. On aurait dit, malgré la voix truquée, qu’il divaguait complètement. Ce pan de monologue n’a rien à voir avec ce qu’il a dit avant, ni après. Je ne sais pas, ça tombait comme un cheveu sur la soupe… Vous avez pu découvrir quelque chose, vous ?
— Non, le sens de cet avertissement demeure malheureusement trop flou. Mais, lorsqu’il dit parce que je l’ai retrouvée je pense qu’il parle plutôt de la mère. Il a peut-être retrouvé une future mère. Auquel cas cette femme doit se trouver en danger…
— Mais comment savoir, bon sang ! » Je bouillais intérieurement. « Dites-moi, avec la deuxième fille, celle de l’abattoir, où voulait-il aller ? Cette façon dont il l’a positionnée a-t-elle un équivalent religieux, genre sculpture ou peinture ? »
Son attention se focalisa soudain sur un éclair qui craquela le plafond du ciel. Ses lèvres se mirent à remuer, faiblement mais distinctement. Elle comptait, les secondes s’égrenaient sur le rebord de sa bouche.
« Mais qu’est-ce que vous faites ? » questionnai-je en posant ma tasse dans sa soucoupe.
Sans détourner son regard de la vitre, elle agita une main qui m’invitait à me taire. Quand l’éternuement de Zeus ébranla le ciel, elle se tourna à nouveau vers moi et s’interrogea. « Obtiendrai-je un jour la réponse ?
— À quoi donc ? Vous semblez perplexe ! »
Elle se colla un doigt sur la tempe, comme pour focaliser les ondes.
« Depuis toute petite, chaque fois que je vois le premier éclair d’un orage, je compte pour savoir à quelle distance l’orage se situe. Et, chaque fois, irrémédiablement, je tombe sur sept. Jamais six ni huit, mais sept. C’est systématique… »
Le velours de sa voix charriait de l’intensité, de la franche émotion. Je l’imaginais, petite, penchée à sa fenêtre, mesurant mentalement la distance la séparant de l’orage. Et à tomber irrémédiablement sur ce nombre, sept… « Peut-être provoquez-vous inconsciemment ce phénomène ? Sans vous en rendre compte, vous rallongez ou raccourcissez les secondes pour arriver à sept…
— Peut-être bien, peut-être bien… »
Ses yeux l’emmenèrent ailleurs. Je nous replongeai dans le vif du sujet. « À votre avis, où voulait-il aller avec la deuxième victime, celle de l’abattoir ?
— Difficile à dire, son travail ayant été interrompu. Mais, encore une fois, on peut déceler un certain symbolisme. Les échardes représentent des symboles souvent cités dans la Bible. Elles matérialisent la souffrance du croyant. » Elle chassa ses cheveux légèrement mouillés vers l’arrière.