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« Les victimes, comme je l’ai déjà signalé, n’offrent pas de points communs particuliers en ce qui concerne leur physique. Ce rapport doit se cacher ailleurs, certainement dans le passé de ces femmes. À l’évidence, Prieur a cherché à dissimuler un terrible secret, tout comme sœur Clémence avec son adultère. L’assassin agit alors comme un messager, un juge ou un bourreau, il est celui qui punit mais aussi celui qui absout ses victimes. Il les lave de leurs péchés en les soumettant au calice de douleur absolue. Rappelez-vous l’état de propreté des corps et surtout, le fait qu’il ne les viole pas ; je crois que, dans les tous derniers instants, il les respecte… » Elle fit courir sa main sur la table, comme une caresse. « Puis, il y a la deuxième personnalité, celle qui prend du plaisir dans l’acte, celle qui torture pour matérialiser ses fantasmes, celle qui filme pour les prolonger. Cette face-là de l’être est certainement la plus noire, la plus sadique. Je soupçonne que nous avons affaire à, non pas un, mais bien deux meurtriers en série, unis dans le même corps sous l’égide d’une terrible intelligence ! »

Un coup de tonnerre fit trembler les vitres. Les nuages cavalaient dans le ciel et le filet de l’obscurité s’abattit sur la capitale comme une gigantesque tache de pétrole.

« Nous sommes coincés ici un bon bout de temps ! » lançai-je en m’accoudant à la table. « Il tombe des briques ! »

Elle ne releva pas. Je sentais une onde froide en elle, une puissance crue qui lui durcissait le sang… J’imaginais le tueur tel un dragon à deux têtes, une Hydre de l’Herne écumant des rouleaux de feu, vomissant les charognes digérées de ses précédents repas. Je me souvins de cette force qui m’avait tiré dans l’abattoir, qui avait exécuté son châtiment dans les cris, la rage, tout en m’épargnant.

Je voyais la femme en face de moi distante, ailleurs, et je songeai à Suzanne. Des phrases, des mots féminins résonnèrent dans ma tête, comme des coups de feu. Ma femme vivait, quelque part, j’en étais persuadé. Une autre partie de moi aurait préféré qu’elle fut morte, au chaud et à l’abri dans l’éclat des étoiles… À présent, sans comprendre pourquoi, j’apercevais des marécages nauséabonds, des canaux tortueux de pourriture et de saletés, je la devinais, là, au milieu de cet enfer d’eau et de mort. Pourquoi ?

« Vous souhaitez me parler de votre femme ? » devina Élisabeth en entrecroisant ses doigts sous son menton. Ses joues avaient recouvré la couleur, de la vie. Avait-elle fouillé dans mes pensées inconsciemment ? Possédait-elle réellement un don, comme l’affirmait Doudou Camélia ?

Nous discutâmes de Suzanne longtemps, très longtemps. Je me vidai de tout ce qui me pesait sur le cœur, comme quand on crache une bonne toux. L’orage s’épuisa, la pluie cessa, le calme d’un souffle apaisé balaya le café tel un petit vent tiède. Je me sentis bien, soulagé, rassuré aussi. Nous avions parlé comme deux vieux amis… Nous nous quittâmes dans le ronflement lointain de l’orage passé ; elle, du côté du Louvre, moi, du côté de la place Vendôme…

* *

*

Monsieur Clément Lanoo, le professeur d’anatomie de la faculté de médecine de Créteil, dégageait une impression de puissance, de maîtrise absolue. Ses mains assurées lançaient des doigts habiles, démonstratifs, qui couraient sur les planches anatomiques pour en absorber la consistance et les retransmettre à un public captivé. Je m’installai au fond de l’amphithéâtre, attirant sur moi quelques regards de futurs médecins et deux ou trois chuchotements.

Lorsque sortirent les étudiants, je m’avançai vers le pupitre. L’homme déchaussa ses lunettes et les rangea dans un porte-lunettes en velours.

« Puis-je vous aider ? » s’enquit-il en enfournant ses fiches dans une pochette noire en cuir.

« Commissaire Sharko, de la police judiciaire. Je souhaiterais vous poser quelques questions concernant une étudiante qui a fréquenté votre faculté, voilà de cela cinq ans. Elle se prénommait Martine Prieur. »

Le calme coulait comme un souffle dans le vaste amphi et nos voix s’envolaient par les travées de sièges vides jusqu’aux murs du fond.

« Ah oui, Prieur… Je me souviens… Une brillante étudiante… Remarquable de rigueur et d’intelligence. Un problème avec elle ?

— Oui, un léger problème. Elle a été assassinée. »

Il posa sa pochette sur le pupitre, les deux mains regroupées sur la poignée.

« Seigneur ! Que puis-je faire pour vous ?

— Répondre à mes questions. Vous brassez énormément d’étudiants par année, non ?

— Plus de mille huit cents par an. Les structures vont bientôt nous permettre d’en accueillir sept cents de plus.

— Et vous les connaissez tous personnellement ?

— Non, à l’évidence non. Je suis amené, au cours de deux entretiens annuels, à tous les rencontrer, mais ça s’arrête là pour certains. Le suivi se fait surtout par les résultats obtenus aux devoirs. »

La porte du fond battit, une tête passa avant de disparaître. Je continuai : « Comment Martine Prieur s’est-elle distinguée de la masse pour qu’après cinq ans, vous vous souveniez d’elle ?

— Vous ne pouvez pas savoir combien les connaissances anatomiques des internes de chirurgie sont misérables. Je suis conférencier et professeur d’anatomie, monsieur Sharko, et c’est avec une immense désolation que j’appréhende le progrès. Les jeunes de maintenant sont rompus à l’informatique, l’ordinateur est devenu l’outil incontournable. Les films remplacent les manipulations. Cependant, vous pourrez regarder autant de vidéos que vous voudrez, vous ne saurez jamais comment palper un foie, tant que vous n’aurez pas un interne, un chef de clinique ou un patron qui vous dira tes mains, il faut les placer comme cela sur un vrai ventre, d’un vrai malade. Mettez-leur un cadavre bien réel sous les yeux, la moitié d’entre eux s’enfuit en vomissant. Prieur ne faisait pas partie de cette catégorie. Elle avait le sens de la précision, de l’exactitude du dessin, elle vous disséquait un cadavre en un tour de main. Très vite, je l’ai nommée chef de travaux d’anatomie. Une place chère, privilégiée, vous savez ?

— En quoi cela consistait-il ?

— Donner des cours de dissection, tous les jours, aux étudiants de première année.

— Martine Prieur tuait ses journées à explorer les cadavres, si je comprends bien ?

— On peut dire ça comme ça. Mais tuer n’est pas le terme exact…

— Comment se comportait-elle avec ses camarades ? Quel ressenti aviez-vous sur sa personnalité en dehors du cadre médical ? »

Un nuage traversa son regard. « Je ne suis pas très au courant de la vie privée de mes étudiants. Leurs sauces personnelles ne m’intéressent pas. Seuls les résultats comptent. Les meilleurs restent, les autres partent. »

Je le sentis soudain se replier comme une feuille que l’on froisse. « Pourquoi a-t-elle brutalement tout plaqué ? »

Il descendit prudemment de l’estrade et s’avança dans la large rangée centrale. « Je l’ignore. Il arrive que certains se découragent, quelle que soit la motivation, quelle que soit l’année. Je ne sais pas ce qui se trame dans la tête des gens, je ne le saurai jamais, même si je disséquais un à un leurs neurones… J’ai une réunion importante dans peu de temps, monsieur le commissaire. Alors, si vous permettez… »

Je bondis de l’estrade, alpaguai sa veste d’une poigne qui indiquait clairement ma détermination. « Je n’ai pas fini mes questions, monsieur le professeur. Veuillez rester encore un peu, s’il vous plaît. »

Il bascula l’épaule pour se dégager de mon étreinte avec un geste de désinvolture. « Allez-y », cracha-t-il. « Et vite ! – Vous n’avez pas l’air de bien saisir, alors je vais vous expliquer. Prieur a été découverte la tête tranchée, les yeux arrachés puis remis dans leurs orbites. Elle a subi des mutilations pendant de longues heures, suspendue à des crochets d’acier. Et ceci tourne peut-être autour du personnage qu’elle était en dehors des apparences. Un Docteur Jeckyll et Mister Hyde si vous voulez. Alors, maintenant, je souhaiterais que vous me disiez pourquoi elle a arrêté ses études brutalement ! »