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Il me tourna à nouveau le dos, buste droit, épaules carrées. Un totem… « Suivez-moi, commissaire… Sharko… »

Nous descendîmes un couloir en pente s’enfonçant dans les entrailles cachées de la faculté. Au fond, une porte épaisse. Il chercha la bonne clé, déverrouilla et nous entrâmes.

Trois halogènes chassèrent l’obscurité, dévoilant un peuple silencieux qui évoluait dans du liquide transparent. Des êtres dépigmentés aux visages boursouflés, aux orbites vides, aux bouches freinées dans leur cri, flottaient verticalement. Des hommes, des femmes, même des enfants, nus, suspendus dans les cuves de formol… Des accidentés, des suicidés, propres et sales à la fois, poupées de chiffon à la merci de la science… Le professeur trancha le silence : « Voici le monde dans lequel évoluait Martine Prieur. De toute ma carrière, je n’avais jamais vu une élève passionnée à ce point par la dissection. L’approche de la mort est une étape très difficile à franchir pour nos étudiants. Elle, rien ne l’intimidait. Elle pouvait passer des heures, des nuits, ici, à réceptionner les corps de la morgue, leur injecter du formol et les préparer pour la dissection.

— Pas mal, pour quelqu’un qui ne supportait pas les cadavres…

— Comment ?

— C’est le motif fourni à sa mère quant à son départ de la faculté. Dites-moi, ne devait-elle pas se contenter d’assurer les travaux pratiques auprès des élèves de première année ?

— D’ordinaire, nos étudiants se relaient pour faire ce qu’ils appellent le sale boulot. Prieur insistait pour gérer ces tâches toute seule. Après tout, cela faisait aussi partie de ses responsabilités.

— Pourquoi m’avez-vous amené dans cet endroit épouvantable, professeur ?

— Les corps, une fois autopsiés, sont conduits à l’incinérateur, dans une autre pièce. À l’époque, monsieur Tallion, un employé de la fac, s’occupait de la crémation. Prieur lui déposait le corps après la dissection. Le rôle de Tallion consistait à arracher l’étiquette du pied du cadavre, la consigner dans un registre, puis plonger le corps dans le four une fois la chauffe effectuée. Un soir de ce fameux hiver 1995, il a fait si froid que les canalisations extérieures ont gelé. Une nuit sans chauffage dans l’internat. Bien entendu, le four n’a pas fonctionné. Tallion, pris de panique, a dissimulé le cadavre dans la chambre froide où nous conservons les corps avant de les traiter au formol.

— Je ne saisis pas bien… »

Il s’appuya contre une cuve comme on le fait banalement dans la rue contre un mur. La chose baignant dans le liquide ne le dérangeait absolument pas.

« Prieur et lui cachaient un lourd secret…

— Quel secret, bon sang ? On n’est pas dans un film à suspense, monsieur Lanoo !

— Prieur mutilait les cadavres… » Il avait parlé à voix basse, comme si nos spectateurs allaient casser, de colère, leurs vitres de plexiglas pour nous serrer la gorge. « Elle leur tranchait le pénis, leur entaillait les parties anatomiques non disséquées, leur coupait la langue…

— Leur ôtait-elle aussi les yeux ?

— Oui… Oui, elle leur arrachait les yeux… »

Les aquariums à humains se mirent à tourner autour de moi…

Ces corps déchirés par la mort, comme suspendus dans l’air, cette odeur de formol flottant dans la lumière tranchante, blanche, blessante, m’obligeaient à sortir…

« Excusez-moi, monsieur le professeur… Je n’ai pas beaucoup dormi, et j’ai juste pris un café… »

Il ferma la porte à double tour. « Il n’y a pas de honte à avoir. Ce n’est pas le genre de musée que l’on paierait pour visiter, n’est-ce pas ? Quoique… » Petit rire cynique.

« Pourquoi l’employé, ce Tallion, n’a-t-il jamais rien dit ? » tentai-je avec quelques trouées sonores dans la voix.

« Elle couchait avec lui… Quand nous avons découvert ce cadavre mutilé, Tallion a tout déballé dans l’espoir de préserver son poste.

— Que faisait Prieur des organes qu’elle prélevait ?

— Rien du tout. Elle les faisait brûler aussi.

— La suite de l’histoire ?

— Nous avons demandé à Prieur de quitter la faculté…

— La solution de facilité… Pas d’enquête, pas de fuites, pas de mauvaise publicité, n’est-ce pas ? »

Il stoppa devant une photo de Sir Arthur Keith, les mains dans les poches, la tête levée comme pour contempler la voûte du ciel qui tapissait le toit de verre, et avoua : « La solution la moins pénible pour tous, en effet…

— Pour quelle raison réalisait-elle ces actes odieux ?

— Attrait immodéré pour le morbide. Besoin d’explorer si intense qu’il menait à la mutilation, peut-être face à l’incompréhension de certains phénomènes. Que cherchait-elle dans les toiles mortes de ces corps ? Nous ne l’avons jamais su. Nécrophilie, fétichisme ? L’anatomiste veut toujours aller au-delà des apparences, il se sent tout-puissant s’il ne contrôle pas ses sensations… Facile, lorsqu’on a un scalpel en main et un cadavre devant soi, de se prendre pour Dieu…

— Tallion vous a-t-il parlé de sa relation avec Prieur ?

— C’est-à-dire ?

— Était-ce une relation sexuelle classique ? Sado-maso ? »

Il plissa le visage. « Mais comment voulez-vous que je le sache ? Vous me prenez pour sœur Teresa ? Nous avons réglé cette histoire rapidement…

— Où puis-je rencontrer ce Tallion ? »

Une inspiration leva sa poitrine. « Mort avec sa femme et ses deux enfants dans un accident de voiture, voilà trois ans… »

L’univers de Prieur s’évanouissait comme une brume dans l’aube. Les cadavres jonchaient sa vie, sa mort, tout ce qu’elle avait été… J’ajoutai, d’une voix qui trahissait un dépit évident : « Avait-elle des amis privilégiés parmi les étudiants ? Des personnes susceptibles d’être au courant de ses penchants nécrophiles ?

— Comme je vous l’ai dit, je ne m’immisce pas dans la vie de mes étudiants.

— Pouvez-vous me sortir le listing de vos élèves de 1994 à 1996 ?

— Il risque d’y en avoir un sacré nombre. Je vais demander à la secrétaire… Je vous laisse, commissaire. Le temps est mon pire ennemi et l’âge n’arrange rien.

— Il se pourrait que je passe à nouveau.

— Dans ce cas, prenez rendez-vous… »

La vérité avait éclaté. Prieur avait baigné dans l’obscène, emmurée dans les recoins obscurs de la faculté à mutiler davantage ce qui l’était déjà. Elle avait laissé l’horreur derrière elle en quittant l’école, changeant d’apparence, de vie, plaquant ce côté morbide, le terrant dans les profondeurs enténébrées de son âme. Cherchait-elle alors à se guérir d’une espèce de maladie qui lui empoisonnait l’existence et la contraignait à vivre dans le secret de l’inavouable ?

Le tueur avait découvert son jeu. Il avait agi, cinq années plus tard, alors qu’elle se sentait protégée dans le cadre de sa petite vie rangée. Il lui avait rendu la monnaie de sa pièce, une souffrance volontaire, provoquée, odieuse. Œil pour œil, dent pour dent. L’analyse d’Élisabeth Williams se tenait, tout concordait ; le tueur jouait sur deux terrains différents.

Tout concordait, mais rien ne me rapprochait de lui. Il errait dans le crépuscule parisien en toute liberté, tel un aigle dominant un large terrain de chasse. Il traquait, jouait, frappait en un éclair, puis disparaissait dans l’ombre du sang. Il maîtrisait la mort, il maîtrisait la vie, il maîtrisait la croisée de nos destins…