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Le lieutenant Crombez rangea le véhicule dans un chemin transverse à l’axe principal avant de poser pied à terre. Une flaque fangeuse accueillit l’une de mes toutes nouvelles chaussures en cuir véritable. Dans le silence blanc de la forêt, la clameur de ma colère ressembla à une déchirure.

Le lieutenant Crombez tourna sur lui-même, le regard au ciel, comme perdu loin de ses catacombes de béton et de verre. « J’adore la forêt, mais pas au point d’y vivre. Ça me ficherait presque la chair de poule d’habiter ici, au milieu de nulle part…

— Tu es sûr que c’est dans le coin ?

— D’après la carte, la baraque se situe à quatre cents mètres vers l’ouest.

— Tu as certainement manqué une route. On va devoir traverser ce bourbier. Avec la quantité de flotte tombée ces derniers jours, ça ne va pas être triste. Bon… Allons-y… »

Des murs de sureaux, de viornes et de ronces, se dressaient devant nous, encadrés de troncs rugueux envahis par les mousses et le lierre. Les épines ainsi que les branches nues des buissons s’acharnaient à entailler mes chaussures, ce qui fit allègrement monter ma tension nerveuse à la limite du supportable.

Les murailles serrées d’écorces et de feuilles ramenaient l’horizon au bout de notre nez. Je pestai : « Tu es sûr que tu ne t’es pas planté ? Maintenant, c’est mon pantalon qui est mort ! Dévoré par les ronces ! Tu veux ma ruine ou quoi ?

— On devrait arriver…

— Oui, on devrait… »

Un cri de linotte troua le limbe matinal, relayé dans son élan par d’autres cris qui roulèrent loin dans les chevelures des arbres.

Nous rejoignîmes, ô divine providence, une voie plus large où réussit enfin à surgir le front carné du soleil. La densité arboricole s’affaiblit et, sur la gauche, légèrement en contrebas, s’alanguissaient sept étangs éparpillés dans le fouillis ordonné de la nature, au gré de leurs eaux dormantes.

« Voilà, on y arrive. Les étangs Warin. La bâtisse se tient certainement derrière les arbustes, au fond. Vachette ! C’est rudement sinistre comme coin ! On se croirait dans la forêt de Blair Witch !

— Quoi ?

— Laissez tomber… Un truc de jeunes…

— Je connais Blair Witch. Ne me prends pas pour une croûte. »

Le long des plans d’eau se miraient les frondaisons des ormes enracinés avec toute la force de l’âge dans la terre. La faune et la flore s’épanouissaient dans l’harmonie des terres oubliées, loin, très loin de la marée humaine où le lieutenant et moi survivions.

La grande bâtisse, construite en 1668 par une communauté de célestins, perça la bande continue des arbres, avec ses toits en pointe élancés vers le ciel, semblant même égratigner le plafond bas des nuages, ses trois étages puissamment ancrés en pierre jaune, ses fenêtres barlongues figeant la maison dans une expression de colère. Devant la façade, s’étirait un if aux branches arquées par le poids des aiguilles humides, imprégnées de l’odeur des époques passées. L’arbre, parait-il, avait traversé les temps ancestraux. Je n’avais pas vu Le Projet Blair Witch mais suffisamment de fois Amytiville, la maison du Diable pour affirmer que cette baraque lui ressemblait comme deux gouttes d’eau.

« Elle vivait là-dedans ?

— Dans une partie seulement. Selon l’Office des forêts, le rôle de Jasmine Marival consistait à habiter et entretenir les lieux pour éviter tout vandalisme ou le squat. Drôle de reconversion pour une fille qui a fait médecine, habituée à la grande ville et au contact !

— Elle aimait peut-être le lugubre. Comment a-t-elle obtenu cette place ?

— Rien de plus simple. Elle a remplacé son grand-père. Il a bousillé sa vie ici… »

Les étangs, sur notre gauche, dégageaient une odeur d’eau croupie, lézardée en surface par le chaos des têtards.

« Possible qu’elle ait pu disparaître plus d’un mois sans que les gars de l’Office des forêts s’en aperçoivent ?

— Vous savez, je crois qu’ils ne se seraient même pas aperçus de la disparition de la maison.

— Bon… On y va. Reste sur tes gardes… On ne sait jamais… »

Sur le seuil usé aux pierres éclatées par les gelures hivernales, nous nous plaquâmes contre les meneaux, arme contre joue. La porte bâillait légèrement, comme une mâchoire de piège à loup. Nulle lumière ne filtrait par l’embrasure. Je murmurai : « J’entre. Prends le champ gauche, je couvre à droite. »

À l’intérieur, l’immobilité des choses mortes nous assaillit. Le roucoulement épuisé d’un pigeon me hérissa les poils. Le couloir étranglé du hall d’entrée nous amena dans un salon gorgé de ténèbres, aux fresques écaillées, aux meubles engourdis.

Nous épousâmes les murs, furtifs, mêlés aux éléments comme des fluides. Les rayons du soleil éclatés par les branches des hêtres, étouffés par les vitres crasseuses, filtraient à peine, comme si la demeure refusait l’incursion de la lumière, le souffle de la vie. Dans le séjour, place à la fusion des couleurs morbides, des noirs nuancés, des gris passés. En face, les escaliers à vis en pierre s’envolaient vers l’obscurité plus épaisse des étages.

« On fouille le rez-de-chaussée… Suis-moi », marmonnai-je. Nous parcourûmes les pièces une à une, lorsqu’une petite caméra reliée à un ordinateur, dans la salle de bains, attira l’attention de Crombez.

« Vous avez vu, commissaire ? Une webcam, orientée en direction de la baignoire ! »

Nous en découvrîmes dans la cuisine, le salon, la montée d’escalier. Le lieutenant explicita : « Cette femme dévoilait sa vie sur Internet ! Vingt-quatre heures sur vingt-quatre ! Le moindre moment d’intimité retranscrit à des milliers de mateurs !

— C’est peut-être la raison pour laquelle il l’a punie. Tout du moins, cette vie mise à nu lui a facilité la tâche… » Je m’approchai d’un PC. « Les ordinateurs sont éteints… L’électricité doit être coupée… Tu as vu l’interrupteur général ?

— Non… »

Retournant dans la cuisine, j’ouvris quelques tiroirs et finis par dégotter une lampe de poche en état de marche.

« J’aurais dû prendre ma Maglite, bordel ! Bon… Vérifions la cave et nous nous chargerons ensuite des étages. »

Un escalier d’une vingtaine de marches plongeait dans une cave voûtée. Le faisceau de ma pauvre lampe n’éclairait qu’illusoirement et l’obscurité reprenait ses droits derrière nous au fur et à mesure de notre progression. Le plafond extrêmement bas nous contraignit à nous baisser. Une humidité verte, chargée d’odeur de champignons, exsudait des briques sombres et semblait se déverser sur nos épaules. J’évitai de justesse un nid d’araignées d’une flexion de jambes, mais Crombez n’eut pas le même réflexe et se prit le visage dans la toile grouillante de minuscules insectes.

« Putain de bordel de merde ! » grogna-t-il en se secouant les cheveux avec dégoût. « Cet endroit me répugne ! »

Au bas des marches, nos dents grincèrent lorsque ma loupiote croisa le regard perçant d’un renard à l’air offensif, museau braqué vers nous. Je faillis décocher une balle mais l’animal ne bougeait pas.

Il était empaillé.

« Qu’est-ce que c’est que ce foutoir ? » chuchota Crombez en chassant de son front les araignées rebelles.

Derrière le renard, plus au fond, des tribus muettes d’animaux de la forêt souffraient en silence sur des socles en bois, piégées à jamais dans l’immobilité de paille imposée par leur bourreau. Furets, lapins, chouettes, marcassins imploraient presque. Les billes de leurs yeux s’illuminaient sous le feu de ma lampe comme des lucioles, les crocs lustrés brillaient, comme s’ils cherchaient à mordre quand même.