Je grimpai à nouveau, me ruai dans la chambre de l’horreur, foudroyé par la panique. L’esprit de Crombez semblait flotter dans la pièce, même si la carcasse de l’homme, recroquevillée dans un coin, oscillait d’avant en arrière comme un carillon déréglé. Le jeune lieutenant venait d’entrer par la grande porte dans le monde de l’Homme sans visage. Je hurlai : « Il faut sortir d’ici ! Il a mis le feu au premier. Impossible de descendre ! »
Crombez se jeta dans le couloir, où des rouleaux de fumée rampaient le long du plafond comme des milliards d’insectes minuscules. « Seigneur !
— Va vite me chercher des draps dans les autres pièces ! Magne-toi ! »
Je ressentis tout le mal du monde à me faufiler le long du corps prostré de Doudou Camélia. Son regard de cendre suppliait, ses lèvres gonflées s’encroûtaient déjà de rigidité, de froideur, et j’eus l’impression en la frôlant qu’une petite main, une main d’enfant, me tirait l’arrière de la veste.
Au-dessus de ma tête, les premières nuées grises de fumée envahissaient la salle mortuaire, en chassaient l’air vicié pour le remplacer par pire encore. Je poussai les persiennes avec des mouvements saccadés, abrupts, ouvris la fenêtre puis récoltai un maximum des draps qui couvraient les vieux meubles et le lit à baldaquin. Crombez réapparut.
« Allez ! Noue les bouts ensemble ! Et serre de toutes tes forces ! » m’écriai-je en rassemblant les linges en bordure de fenêtre.
Sous nos pieds, le plancher craquait sous les assauts répétés de l’intense chaleur qui se propageait à l’étage inférieur. L’haleine du feu se rapprochait dangereusement et la fumée roulait désormais teintée de rouge et d’orange. Le feu flairait l’humain, le feu progressait, le feu jouait, avec cette volonté affirmée d’anéantir tout ce qui se dresserait sur son passage, mort ou vif.
Je jetai le cordage de fortune par la fenêtre, en attachai l’extrémité autour du tuyau d’un radiateur et poussai Crombez devant moi. « Vas-y le premier ! Grouille ! » J’entendis des fenêtres exploser, des poutres s’effondrer, un grognement ignoble se répandre dans les murs comme un navire qui va se rompre en deux. Crombez enjamba la croisée, s’agrippa au tissu. Les fibres de lin se tendirent sous l’action de la masse de son corps. L’ensemble tenait mais ne supporterait jamais le poids de deux hommes.
À mi-course, Crombez hurla. Le bas de la corde flambait et, autour, à l’extérieur, les flammes louvoyaient dans l’air par la gueule béante des fenêtres éventrées.
« Descendez, commissaire ! »
Sans attendre, je chevauchai l’appui, m’accrochai à ce qui me retenait encore à la vie et me suspendis dans le vide. Le tissu couina, éprouvé à l’extrême, frôlant la rupture. Je vis Crombez se propulser comme un homme-araignée et s’écraser dans la boue cinq mètres plus bas. Un craquement atroce parvint jusqu’à mes oreilles, s’ensuivit un hurlement de douleur qui me laissa peu optimiste sur l’état de ses chevilles. Sous mes semelles, des flammes s’accrochaient à la corde et entamaient leur repas. Des geysers rougeoyants jaillissaient de partout, comme attirés par la verdure avoisinante. Le feu était affamé.
Les six mètres me séparant du sol me parurent plus profonds que le Grand Canyon. D’ici, j’allais m’aplatir comme un œuf frais. Le choix me paraissait pourtant assez restreint, mais, quitte à tomber, je préférai abandonner la corde et engager mes doigts dans les larges fissures des pierres qui offraient de bonnes prises d’escalade. Je gagnai ainsi quelques mètres avant de finalement me lâcher, les extrémités des doigts en sang, les genoux et les coudes éraflés.
La chute s’avéra raide mais supportable, sauf qu’au moment de l’impact je crus que le totem ivoire de la colonne vertébrale allait me transpercer l’arrière du crâne.
Crombez gémissait, les mains enlacées autour de sa cheville qui décrivait un angle impossible avec le reste de la jambe. Il avait atterri sur la seule pierre du jardin.
La folie meurtrière du feu avait gagné les artères centenaires de la demeure, ravageant les trois étages jusqu’à la moelle de la pierre. Des torsades braisées de cendres s’enroulaient et dansaient haut dans le ciel, entraînées ensuite par un farouche vent d’ouest. Je tirai Crombez par les bras au travers du tapis de boue, le déposai à l’abri loin du déluge et appelai les pompiers. Puis je me laissai choir, le dos contre un hêtre, la tête entre mes mains ouvertes au désespoir. Encore une fois, mon chemin venait de croiser celui du tueur. Encore une fois, j’étais arrivé trop tard et Doudou Camélia avait récolté les fruits de mon incompétence. Par quel incompréhensible moyen l’assassin était-il remonté jusqu’à elle ? Je voyais encore cette phrase, ces lettres de sang, les raccourcis qui mènent à Dieu n’existent pas.
Avait-il deviné le don de voyance de la vieille Noire, pressentant qu’elle pourrait remonter jusqu’à lui ? Après avoir franchi les parvis sacrés de son âme, il l’avait éliminée sans un poinçon de pitié, avec le luxe de la traîner jusqu’ici pour profiter pleinement de ses cris d’agonie dans le cimetière vert de la forêt.
Pendant combien de temps l’avait-il ligotée sur la chaise ? Combien de brûlures, de tortures morales lui avait-il infligées ? Était-elle encore consciente au moment où il s’apprêtait à lui prélever le cerveau ?
Devant moi, dans cette pluie incandescente de flammèches, le monde de la Guyanaise, de cette force généreuse, périssait dans un tourment de fumée. La matière même qui symbolisait son passage sur Terre s’envolait en spirales grises, loin du regard du monde, loin de la cruauté de l’Homme sans visage, peut-être à l’abri quelque part à l’orée du ciel…
Tout s’effondrait, s’évanouissait. Les indices, les données précieuses enfermées dans les ordinateurs, les empreintes. J’étais maudit… J’étais vraiment maudit…
L’Homme sans visage… Un rapiéçage de cruauté démesurée, un souffle de feu qui se déplaçait de corps en corps, de victime en victime, abandonnant dans son sillage mort et désolation. Un esprit voué au Diable, aux pires horreurs de ce monde, transformant même ce pire en inconcevable, par le biais d’une seule couleur, le pourpre.
Il se perfectionnait, jour après jour, enrichi de ses atrocités, peaufinant ses techniques de chasse, plongeant un peu plus à chaque fois dans une démesure indescriptible. Il jouait avec la mort, bafouait les lois, l’humanité, la vie et toutes les choses qui donnaient un sens à l’existence. Il était celui par qui le Mal se répandait. N’était-il pas lui-même le Mal ? Je me posais sérieusement, très sérieusement la question…
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Je me souviendrai toute ma vie du jour de mon mariage, de ces visages sertis de liesse, de ces rubans blancs frémissant dans l’air d’été et sur les tôles lustrées des voitures.
Un jour, en fouillant dans la commode de notre chambre, j’y avais découvert la vieille boîte en carton dans laquelle était soigneusement pliée la robe de mariée de Suzanne. J’avais frôlé du bout des doigts la dentelle Valenciennes, remuant le feu ardent des souvenirs et m’étais transporté par le biais du rêve dans l’aube claire, tellement lointaine, de mon passé jadis heureux. Du toucher de l’âme, je m’étais rappelé la petite église de Loos-en-Gohelle devant laquelle Suzanne se dressait au bras de son père, son bouquet de roses, de camélias et d’orchidées pressé contre la poitrine. Je me souvenais aussi des poignées de riz offertes au ciel, de notre course folle vers la Déesse apprêtée sous les rires des enfants, des robes des demoiselles d’honneur ondulant juste derrière…