Chapitre neuf
La police avait investi mon immeuble et plus particulièrement l’appartement de Doudou Camélia. Dans le carré extérieur, au milieu du petit parc fleuri entre les tours, les badauds s’étaient regroupés, curieux et oppressants, se demandant, pour ceux qui la connaissaient, ce qui avait bien pu arriver à la vieille Noire, cette dame sans histoires. Les journalistes de la chaîne locale s’étaient mêlés à la foule, jouant du micro auprès des gros malins qui donnaient l’impression de savoir ce qu’ils ignoraient toujours.
Le divisionnaire Leclerc, appuyé contre la porte de mon appartement, battait du talon. Des inspecteurs en civil allaient et venaient du couloir à l’ascenseur.
« Shark. Tu m’offres un café ?
— Oui. Si vous me laissez le temps d’entrer. »
Il me toisa de la tête aux pieds. Il y avait de quoi. Chaussures ravagées, pantalon tapissé de boue, veste balafrée de traces d’herbe et d’écorce, sans oublier l’odeur de feu que je trimbalais, à rendre jaloux un jambon fumé. Je demandai : « Qu’ont-ils découvert ?
— C’est le serrurier qui a ouvert parce que la porte était fermée à clé. Aucune trace de lutte à l’intérieur, pas d’objets déplacés ni de traces suspectes : On a relevé les empreintes de deux personnes différentes.
— Elle ne recevait jamais. Elle n’a pas de famille, ici, en France. Les empreintes doivent être les miennes… Quel est le scénario probable de sa disparition ?
— L’épicier du coin ferme à 20 h 00, elle venait lui faire souvent le brin de causette, jusqu’à 20 h 15. C’est certainement au moment où elle rentrait chez elle qu’il lui est tombé dessus. L’un des locataires affirme qu’hier, aux alentours de 20 h 00, quelqu’un a sonné à l’interphone. Et devine quoi ? C’est ton nom que le type a donné : C’est monsieur Sharko. J’ai oublié la clé de la porte d’entrée. Vous pouvez m’ouvrir s’il vous plaît ?
— Merde !
— Comme tu dis ! Le gars s’est probablement planqué derrière la cage d’escalier, dans l’ombre. Quand elle est entrée, boum ! Il l’a ensuite traînée jusqu’à la porte du parking souterrain et là, il l’a embarquée dans sa voiture, dans le coffre probablement. Vu le poids qu’elle pesait, le travail n’a pas dû être facile, mais il y est arrivé.
— Et… la caméra de surveillance a pu filmer quelque chose ?
— Brisée.
— Qu… quoi ?
— Oui. Elle pendait au bout de son fil… »
Six mois plus tard, je crus revivre la nuit de la disparition de ma femme. La caméra détruite, l’enlèvement dans le parking, la fuite sans témoins. Un scénario huilé à la perfection, sans faille…
Juste une coïncidence ? Deux hommes différents auraient partagé la même méthode ? J’ouvris la porte de mon appartement et m’engageai dans l’ascenseur.
« Mais, Sharko, qu’est…
— Je reviens commissaire ! Je dois juste vérifier quelque chose au sous-sol. Une intuition… Entrez et préparez le café… »
Les portes coulissantes se refermèrent ; les pulsations de mon cœur se mirent à accélérer comme si j’étais piégé dans un manège infernal. Le voyant lumineux de l’indicateur électronique se déplaçait lentement, d’un bouton à l’autre, jusqu’à s’illuminer sur niveau –1. Les battants s’écartèrent, je déverrouillai une autre porte pour, finalement, tomber dans le silence sépulcral de ce satané sous-sol, cimetière de voitures et de tôles mortes.
Sous la lueur laiteuse des lampes intégrées au plafond, je m’orientai vers la place vide numérotée trente-neuf. Je m’avançai à pas lourds, comme robotisé, guidé par mon subconscient, par des choses que je ne maîtrisais plus.
Et je la découvris. Les larmes me montèrent aux yeux, instantanément. Un râle d’agonie s’échappa de ma poitrine et inonda la voûte de béton jusqu’à, par un jeu d’échos, revenir percuter mes propres tympans. Je tombai sur le sol, les genoux en avant, comme Crombez l’avait fait en découvrant le corps torturé de Doudou Camélia. Et je pleurai, pleurai à n’en plus finir, à m’arracher la voix. Une petite pince à cheveux jaune gisait contre le mur, à l’endroit précis où, la première fois, j’avais découvert celle de Suzanne…
Il était revenu. Il était revenu prendre ma voisine après s’être occupé de ma femme six mois plus tôt. L’Homme sans visage… L’Homme sans visage était celui qui détenait Suzanne…
Soulevé par une quinte de colère, je me levai et frappai de toutes mes forces contre un pilier de béton, à me fracasser le poing et me briser tous les doigts. Le sang coula de la peau arrachée de mes phalanges, mais je cognai encore et encore, jusqu’à ce que la douleur, devenue trop forte, me contraignît à m’arrêter.
Des pas perturbèrent le silence, derrière moi, comme des clappements ralentis de castagnettes. On venait dans ma direction mais je ne bougeai pas, recourbé sur moi-même contre le pilier. Je considérais mon poing ensanglanté et mes doigts gonflés, sans réfléchir, sans penser, comme si j’avais perdu toute notion de temps et d’espace.
Une main se posa sur mon épaule, tendre et fragile, une main de femme.
Je crus halluciner, je devais halluciner, parce que je devinais le parfum de ma Suzanne. La présence se fit de plus en plus insistante et, cette fois, je fus persuadé de sa réalité. J’osai enfin lever les yeux…
« Commissaire ?
— Madame Williams… »
Mon regard se posa à nouveau sur le sol, sur ce flux pourpre qui coulait de mes phalanges.
« C’est bien lui ? C’est lui qui a enlevé votre femme ? » demanda-t-elle d’une voix comme brûlée par de la chaux vive.
Je levai mes yeux rougis, gorgés de larmes, dans sa direction. « Comment savez-vous ?
— Elle a toujours su, elle, Doudou Camélia… »
Elle s’accroupit à mes côtés. « Cette nuit, il s’est produit quelque chose d’étrange, d’inexplicable. » Elle me tendit un mouchoir de papier. « J’ai fait un rêve encore si tenace dans mon esprit que j’ai l’impression qu’il se déroule à l’instant devant mes yeux. Vous et votre femme en faisiez partie… »
Moi aussi, je me souvenais de mon cauchemar avec une précision étonnante. Le caïman, Suzanne, mutilée de l’autre côté du Maroni…
« Pourquoi me racontez-vous cela ?
— Je me trouvais dans un zodiac sur le Maroni, en Guyane. Je ne suis jamais allée dans ce pays et pourtant, je parlais couramment le créole. À mon réveil, j’ai écrit les phrases que j’avais prononcées en créole et suis allée vérifier à la bibliothèque… C’est absolument prodigieux ! Ces mots, ces expressions que j’employais, existent bel et bien ! »
Je secouai la tête, complètement déboussolé. L’irrationnel s’immisçait comme une couleuvre dans mon univers cartésien. J’y croyais, j’y croyais vraiment et l’ombre de mon rêve qui agitait les bras dans ma direction depuis le zodiac, c’était elle, Élisabeth Williams !
« Élisabeth ! Je crois que nous avons partagé le même cauchemar, mais avec deux visions différentes !
— Dans la mienne, vous vous teniez sur la rive…
— À votre droite lorsque vous remontiez le courant ! Ma femme se trouvait en face ! Et vous êtes allée vous camoufler auprès d’elle ! Pourquoi ? Pourquoi ne pas l’avoir secourue ? Qu’avez-vous essayé de me dire ? Bon sang ! Mais que se passe-t-il ?
— Je vous criais de vous éloigner, je voulais vous éviter d’avoir à affronter l’agonie de votre femme. Je savais qu’il allait arriver pour l’achever et que ni vous ni moi ne pouvions rien y faire.
— Vous pouviez intervenir !
— J’ai bien essayé ! Lorsque j’ai atteint la berge, j’ai entendu l’assassin se frayer un chemin au coupe-coupe dans la jungle. Mes visions se réalisaient ! Il venait accomplir son funeste ouvrage ! Je… Je n’ai pas eu le courage de l’affronter, alors je me suis cachée à proximité…