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— Vous l’avez aperçu de près ! Dites-moi à quoi il ressemble ! »

Son regard fuyant se posa sur un tube d’aération qui longeait le parking souterrain. « Je n’en sais rien… Impossible à définir. C’est très étrange, mais je ne me souviens pas de son visage.

— Tout simplement parce qu’il n’avait pas de visage… »

Ses lèvres se détendirent, comme si ce point obscur prenait soudainement de l’éclat.

« Vous avez raison ! En fait, je me souviens parfaitement de lui, mais, comme vous dites, il n’avait pas de visage ! » Elle tourna son regard vers moi. « Il lui a murmuré des choses avant de la pousser dans le fleuve.

— Quoi ?

— Il lui pardonnait… Il lui pardonnait pour tout ce qu’elle avait fait… »

Ma main avait pratiquement doublé de volume. Le sang séchait en croûte sur mes doigts boursouflés, des aiguillettes de douleur se hissaient en moi jusqu’à me faire mordre la langue. « Vous… Vous croyez qu’il l’a tuée ?

— Que vous dire, Franck ? Un événement hors du commun a eu lieu cette nuit, un phénomène inexplicable, dans une dimension autre que celle de notre conversation. Je crois que votre voisine a fait communier nos âmes… Avant de mourir, elle a dû dégager une puissance psychique faramineuse pour nous toucher, nous faire savoir qu’il la tenait. Et si l’homme n’avait pas de visage, c’est parce qu’elle n’a jamais pu l’identifier précisément… »

Alors, mes propos me surprirent moi-même, tant ils défiaient l’entendement ; hors contexte, on m’aurait pris pour le roi des fous. « Et si l’Homme sans visage détenait les mêmes pouvoirs qu’elle, mais pour accomplir le mal ? Et si, effectivement, il existait un rapport avec Dieu, avec le Diable, avec des forces qui nous surpassent, qui dépassent l’imagination ?

— Les meurtres et les mutilations sont bien réels ; ces atrocités doivent nous ancrer dans la réalité. Si nous sortons de ce cadre et nous basons sur des histoires de forces maléfiques, alors tout sera joué d’avance. Et jamais nous ne le piégerons.

— D’accord avec vous. Mais rien ne pourra m’ôter de l’esprit que l’irrationnel tient une place prépondérante dans l’histoire. Notre rêve commun, la façon dont il a deviné les dons de Doudou Camélia et puis, cette invisibilité, l’absence d’indices…

— N’oubliez pas que l’enseignante, celle qui est peut-être tombée entre ses mains, est toujours vivante !

— Pourquoi l’aurait-il laissée en vie si c’est bien lui ?

— Le comportement de ce genre d’individus reste très difficile à cerner, mais il arrive que les tueurs épargnent leurs victimes, simplement parce que ces dernières ont réussi à éveiller en eux de la sensibilité, c’est-à-dire à montrer qu’elles étaient humaines et non des objets. »

Une nouvelle rafale de larmes m’assaillit. « Et cette barrette que j’ai retrouvée ici… à l’identique d’il y a six mois… J’ai toujours cru que Suzanne m’avait laissé volontairement cet indice… Et si c’était lui ? S’il avait déjà tout prévu comme s’il avait pu lire dans la carte de nos destins ? Comment pouvait-il savoir que je découvrirais une première fois la pince, puis une seconde fois aujourd’hui ? C’est invraisemblable… Osez me dire que tout ceci est rationnel ! Osez me dire que tout ceci est le fruit du hasard !

— Non, Franck, bien sûr que non… Je… Je ne comprends pas plus que vous… Que voulez-vous que je vous réponde ? »

Je me décollai du sol en m’aidant juste de la main épargnée par ma colère. « Je n’en sais rien. Pour une fois, j’avais juste besoin d’être rassuré… »

Elle me tira par le bras précautionneusement.

« Vous vous êtes bien arrangé », me dit-elle en soufflant sur mes doigts. « Il faut soigner ça. Avez-vous des antiseptiques et des bandages dans votre appartement ?

— Peu importe. Il faut que je retrouve ce fumier, coûte que coûte ! Et je le tuerai, je l’achèverai de mes propres mains ! »

Elle m’attrapa par la manche alors que je m’élançais d’un bloc en direction de l’ascenseur.

« Calmez-vous, Franck ! Vous ne devez pas vous laisser emporter, c’est ce qu’il recherche ! Il veut déchaîner votre rage. Il vous sait vulnérable si vos sentiments dominent votre logique et votre capacité à réfléchir. Allons tranquillement panser cette main, manger un morceau et après, nous aviserons. Laissez vos inspecteurs, vos lieutenants, tous ces policiers et gendarmes, accomplir leur travail…

— Mettez-vous à ma place, Élisabeth… Mettez-vous une seule seconde à ma place !

— Je sais, Franck… Je sais… »

Mon portable sonna. Je décrochai et Sibersky m’annonça la naissance de son fils, un petit Charlie de 2,8 kilos. Je fis un effort surhumain pour laisser transparaître un soupçon de joie dans ma voix…

« J’ai besoin que tu me fasses un point, Shark ! » envoya le divisionnaire Leclerc d’un ton à faire pousser des roses sur du marbre. « On ne te voit pratiquement plus au 36 et les cadavres t’accompagnent partout où tu te déplaces, comme si tu avais de la moutarde dans le cul ! T’es plus à l’antigang, bordel de Dieu ! Quant à vous, madame Williams, vos rapports sont… surprenants, d’une incroyable précision. Trop précis, peut-être. Trop… comment dire… scolaires. Je me demande s’ils ne vont pas nous conduire sur de fausses pistes… »

Le divisionnaire ne s’était pas assis à table avec nous. Il se tenait debout, bras croisés, aussi nerveux qu’un poisson dans une poêle à frire.

Élisabeth prit la parole la première. « Ma profession est encore très mal connue, vous savez. Les criminologues existent aux États-Unis depuis près d’un demi-siècle contre quelques années seulement en France. Je ne suis pas là pour vous apporter le tueur sur un plateau, mais pour vous accompagner dans votre démarche, aiguiller vos hommes. Mon métier n’est pas une science exacte. Il peut arriver en effet, comme le prouvent certaines grandes affaires, de se tromper. L’assassin n’entre pas dans un moule préétabli. Ils n’ont pas tous des mères surprotectrices ou des pères alcooliques. Cependant, certains traits évidents, certaines caractéristiques du tueur ressortent autour des scènes des crimes, des trajets empruntés, des indices abandonnés volontairement. Le cœur même de mon métier consiste à trier ces données, à en extraire des liens pour établir un profil psychologique, une manière de se comporter. C’est tout. Libre à vous de suivre, ou pas, mes recommandations. »

Elle serra un bandage autour de ma main si fort qu’elle m’arracha un petit cri de douleur. Les flèches plantées par Leclerc dans son amour-propre, se matérialisaient par la brutalité soudaine de ses gestes. « J’ai bien pris note », dit Leclerc. « À toi, Shark ! » J’avais l’impression que ma main, gonflée de sang, s’apprêtait à éclater sous le bandage.

Je lançai à Leclerc : « Vous avez lu mes rapports, non ?

— En effet. Mais j’ai l’impression de planer à dix mille, parfois ! dis-moi à nouveau ce que vient faire ta voisine dans l’histoire et comment il se fait que tu l’aies retrouvée là où tu recherchais une amie de fac de Prieur !

— Reprenons. Doudou Camélia m’a orienté vers la fille de l’abattoir. Elle parlait sans cesse de chiens qui hurlaient dans sa tête. En enquêtant sur le vol du matériel au labo HLS, cette histoire de chiens m’a conduit à l’abattoir où j’ai retrouvé Jasmine Marival. Le tueur m’y a surpris, m’a épargné. Puis, il m’a téléphoné pour m’annoncer qu’il allait s’occuper de ceux ou celles qui, d’un moyen quelconque, m’aidaient dans l’enquête. Et il a réussi à retrouver ma voisine. Comment, je suis bien incapable de vous le révéler pour le moment. Et il l’a assassinée… »