Je m’échappai un instant du bouillon de mes pensées avant de poursuivre.
« … Madame Williams m’a indiqué ensuite une piste intéressante, en découvrant que le tueur agissait en punisseur, sur des êtres qui avaient péché dans leur passé. Pour Prieur, nous avons relevé un changement important dans sa vie, avant et après avoir plaqué ses études de médecine. Je suis allé enquêter à la faculté. Le professeur d’anatomie m’a avoué que, responsable des dissections, elle mutilait les cadavres, de mèche avec l’employé chargé des incinérations. Son macabre jeu a été découvert et, en fait, on lui a demandé de prendre congé, bien sagement, sans faire de bruit. »
Je trempai le bout des lèvres dans mon café, en humai l’arôme. « Je me suis dit que Prieur avait peut-être partagé son secret avec quelqu’un de proche, à qui elle aurait pu se confier. Comme sa colocataire par exemple, Jasmine Marival. Trois ans de vie commune, ça crée des liens, forcément. Voilà ce qui m’a mené en pleine forêt de Compiègne…
— Et pourquoi s’en est-il pris à celle-là ? Quel péché a-t-elle bien pu commettre pour subir une telle colère ?
— Elle filmait son quotidien et ses scènes de tortures animales avec des webcams. Possible que le tueur ait retrouvé sa piste sur le Net. Peut-être pioche-t-il ses victimes en les observant au travers de caméras, ou en circulant sur des forums où ces femmes confient leurs penchants morbides… Je vais coordonner une action avec le SEFTI, qu’ils essaient de remonter jusqu’à l’adresse du site où étaient diffusées les images de Marival. »
Leclerc allait et venait, toujours les bras croisés, comme s’il était prisonnier d’une camisole de force. « Qu’a donné la piste des milieux sados ?
— L’échec pour le moment. Milieu très fermé, difficile à percer. Il est évident que le tueur y puise son inspiration, mais l’enquête va s’avérer délicate. Les langues ne se délieront pas facilement. D’autant plus qu’ils doivent se douter qu’on veut les infiltrer… Cela peut être très, très risqué…
— Il nous faut des oreilles, je vais organiser une réunion avec le patron des mœurs. On va essayer de glisser des taupes. Ses inspecteurs ont l’habitude de ce genre d’intrusions. Nous devons focaliser nos énergies sur cette… société BDSM4Y… puisque tu penses que le cœur du problème vient de là.
— Que les hommes restent extrêmement prudents…
— Expose-moi ton plan d’action.
— Je vais aller ce matin interroger la prof agressée. Je reste sceptique, mais il est possible qu’elle ait bien eu affaire au tueur.
— Sois très discret. Tu n’as aucun droit sur le dossier pour le moment. Les gendarmes mènent la danse sur ce coup-là… Pas d’entourloupes, OK ? Si tu fous la merde, mon patron risque de ne pas apprécier, et moi non plus ! Madame Williams, essayez de voir, selon ce que vous racontera cette enseignante, si le profil correspond avec notre tueur. Bordel ! Il ne manquerait plus que ce soit une autre personne et qu’ils se multiplient comme des vermines ! On a déjà plus d’une centaine de policiers sur le coup, éparpillés tout autour de Paris ! Et pas une piste, que des suppositions ! Mais où va-t-on ? Où va-t-on ? » Il disparut dans une vague de colère en claquant la porte derrière lui.
« Je ne suis pas sûre que nous l’ayons rassuré », confia Élisabeth en enfilant sa veste. « Pourquoi ne lui avoir rien dit pour votre femme ?
— Je crois qu’il aurait pété un boulon si nous lui avions parlé de notre rêve commun.
— Est-ce bien la seule raison ?
— Non… Il aurait été capable de me retirer l’affaire. C’est à moi que l’Homme sans visage a déclaré la guerre. Depuis le début, depuis plus de six mois, il s’acharne à me pourrir la vie… Je ne sais pas ce qu’il me veut, mais ce que je sais, par contre, c’est que jamais je ne le lâcherai ! Jamais ! J’irai au bout, l’un de nous deux y restera. Tout est déjà tracé, absolument tout… C’est ainsi que cela finira. J’en ai la ferme conviction… »
Je me dirigeai vers ma chambre. « J’ai besoin d’être seul un moment, Élisabeth. Je passe vous prendre tout à l’heure et nous irons à l’hôpital…
— Très bien, répliqua-t-elle. Ne faites pas de bêtises, Franck… »
Et comme si ce feu d’artifice de malheurs ne suffisait pas, Serpetti m’annonçait, par e-mail, qu’il avait perdu la trace de BDSM4Y. L’enquête régressait proportionnellement au nombre de cadavres qui s’entassaient comme du linge sale autour de moi…
Le pire se produisait et pourtant, à cet instant, je ne pensai qu’à réparer Poupette. Son emprise grandissait, se déployait en moi comme un cancer. J’éprouvais un besoin puissant de cette odeur dans la pièce, ces flots agréables qui m’envahissaient chaque fois qu’elle tournait, ces réminiscences de ma femme. Sombrais-je dans la folie ?
J’essuyai l’huile et l’eau sur le sol, donnai un coup de chiffon sur le chariot. Aucune fuite apparente. Pas de pièce abîmée. Je fis l’appoint en liquide avant de tenter une mise en marche. Poupette vibra, s’élança droit devant elle dans un sifflement de renaissance. Que dire alors de cette panne au moment où Doudou Camélia agonisait et de ce débordement d’énergie, aujourd’hui ? Rationnel, irrationnel ?
La douce odeur que j’attendais tant, s’appropria la pièce, souleva mon âme dans les volutes limpides de la béatitude. De toutes les drogues, celle que diffusait Poupette était certainement la plus fulgurante…
* *
*
Le grand vaisseau blanc de l’hôpital Henri-Mondor se dressait devant nous, chargé de malades, de blessés, de personnes venues y couler leurs derniers jours. Nous prîmes la direction du service de soins, dans l’aile droite, côté maternité, derrière le bâtiment ultramoderne de cardiologie. Devant les portes coulissantes de l’entrée, des malades à la mine ravagée fumaient, emmitouflés dans des robes de chambre, les regards las et vitreux posés nulle part. Nous grimpâmes au troisième étage, chambre trois cent trente-six. Je détestais ces odeurs de produits qui empestaient l’air, ces pièces aveugles peuplées de métal et de médicaments. Tout, ici, rappelait franchement la fragilité de l’être, la puissance de la mort et l’infime frontière qui sépare l’une de l’autre.
Julie Violaine se reposait au-dessus de ses draps, la poitrine mouchetée de petits pansements. Ses pupilles étaient dilatées, explosées dans le blanc de l’œil par des pensées encore trop violentes. Accroché au plafond, un téléviseur diffusait un vieux Tex Avery en noir et blanc. Elle tourna la tête lentement dans notre direction, avant de se plonger à nouveau dans le dessin animé qu’elle ne regardait même pas. Elle dit dans un souffle léger : « Encore les gendarmes ? J’ai déjà tout raconté, au moins trois fois de suite. Je suis plus que lasse, si fatiguée… Vous pouvez comprendre ça ? Sortez, s’il vous plaît. Je ne vous dirai rien…
— Nous avons juste quelques questions, mademoiselle Violaine.
— Sortez, je vous dis. Ou j’appelle une infirmière ! »
Élisabeth Williams se pencha sur le lit. « Cela ne vous dérange pas si je m’installe à côté de vous, sur cette chaise ? J’aimerais que nous parlions tranquillement, rien qu’à deux, entre femmes. » Elle se tourna vers moi. « Vous pouvez sortir, monsieur Sharko, s’il vous plaît ?
— Mais, Élisabeth ! Je dois rester ! »
Elle me tira par le bras à l’extérieur de la chambre. J’obtempérai.
« Écoutez-moi, commissaire. Laissez-moi quelques instants avec elle. Je sais comment procéder, faites-moi confiance. Cette fille a besoin d’être rassurée, vous comprenez ? Elle a subi un traumatisme très important, il faut y aller doucement. Allez prendre un café ou un chocolat en attendant.