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— Essayez de tirer le maximum de renseignements. Nous devons avancer !

— OK. Mais elle ne se confiera pas devant un homme, encore moins un commissaire de police. Alors, disparaissez !

— Elle ignore que je suis commissaire, elle nous prend pour des gendarmes !

— Vous croyez que c’est mieux ? Disparaissez !

— À vos ordres, madame… »

Je redescendis dans le hall d’entrée, glissai une pièce dans le distributeur de boissons et sortis avec mon chocolat chaud devant l’hôpital, à l’air frais. Une vieille femme au dos en carapace de tortue, coiffée d’un bol de cheveux gras, m’envoya un sourire dévoilant un cimetière de dents digérées par le tabac. Elle rampa vers moi en boitillant.

« Une petite Gitane ? » poussa-t-elle d’une voix roulante de toux.

Je disséquai des yeux le paquet bleuté aux bords écornés. Une envie monta en moi, si impérieuse que le refus n’était pas envisageable. « Pourquoi pas… Ça fait huit ans que j’ai arrêté, mais je crois qu’aujourd’hui, c’est la bonne journée pour recommencer.

— Pour sûr, gars », râla-t-elle.

À la première bouffée, je crus avaler un chardon. Ma respiration se bloqua une dizaine de secondes. Un millénaire. Les sept couleurs de l’arc-en-ciel défilèrent sur mon visage, du violet au rouge.

La vieille dame me frappa sur le dos de ses maigres mains, de plus en plus fort jusqu’à ce que, finalement, le réflexe de la respiration reprît de lui-même. Un filet de salive pendait entre ma bouche et le sol. « Dis donc, gars, j’ai bien cru que t’allais rester sur le carreau ! »

Je me mis à éclater de rire, un rire franc, un doux acide qui me dénoua l’estomac. « Ma p’tite dame, il faudra bien plus qu’une cigarette pour me laisser sur le carreau !

— Eh bien moi, c’est la cigarette qui m’a foutue sur le carreau. J’ai un cancer du poumon, un putain de cancer du poumon !

— Et vous fumez encore ?

— Il faut bien combattre la maladie, non ? »

Elle me décocha un rire qui se termina dans une toux ignoble. Pliée en deux, elle cracha sur le sol ce qui ressemblait à un morceau de poumon, en plus foncé. Elle pila son mégot dans un parterre de fleurs avant d’attaquer une autre cigarette sans filtre. Écœuré, je jetai ma clope à peine entamée dans une poubelle et rentrai. Je décidai de gravir à pied les trois étages plutôt que de prendre l’ascenseur.

En cours de route, je redescendis en trombe à l’accueil et demandai si une certaine madame Sibersky n’avait pas été admise en maternité. On m’aiguilla vers un autre accueil, dans l’aile ouest, où l’on m’apprit qu’effectivement, elle avait été transférée du service de soins vers la maternité l’avant-veille.

Je frappai à la porte et une voix fatiguée me pria d’entrer. Laurence Sibersky me gratifia d’un grand sourire de jeune maman comblée.

Le minuscule être reposait sur sa poitrine, la tête inclinée contre le cœur de sa mère. Charlie dormait d’un sommeil profond, paisible, et sa petite bouche remuait parfois, comme pour téter.

« Entrez, Franck », me chuchota-t-elle. « Mes deux bébés dorment. » Elle dirigea son regard vers le coin derrière la porte. Le lieutenant Sibersky, ramassé au fond d’une chaise pliante, avait la tête écrasée dans la main droite. Le plomb du sommeil l’empêchait de se réveiller malgré le bruit de mes pas.

« Je vous apporterai le cadeau la prochaine fois », murmurai-je. « Je devrais le recevoir bientôt… À vrai dire, je passe au hasard, j’étais venu rendre visite à quelqu’un d’autre et la providence a voulu que vous vous trouviez dans le même hôpital. Comment allez-vous ? »

Je posai ma main sur les petits doigts, minuscules, semblables à de fines aiguilles. « Il est superbe ! C’est un très beau bébé…

— Merci, Franck. Ça me fait plaisir de vous voir, après tellement de temps… David me parle souvent de vous, vous savez ?

— En bien, j’espère ?

— Il vous admire énormément. Il bosse dur pour vous et il passe à l’hôpital en coup de vent… Il rentre tard… Si tard… »

Je sentis l’écume de l’amertume au fond de ses paroles, ce sel piquant qui brûle les lèvres de toutes les femmes de flics. « David est un très bon élément. Un grand ami aussi. Je sais que ce ne doit pas être facile pour vous, mais sachez qu’il pense constamment à vous, même au cours de nos missions parfois délicates…

— Nous formons une vraie famille à présent. Il faut que vous preniez soin de lui, Franck. Je ne veux pas qu’un soir l’on vienne m’annoncer que je ne reverrai plus jamais mon mari ailleurs que dans un cercueil… »

Elle caressa du dos de la main les joues abricot du nourrisson, les larmes au bord des yeux. Le silence infernal de la pièce me mit mal à l’aise ; j’avais la triste impression de ne pas me trouver à ma place en ce lieu où, d’ordinaire, s’érigent les feux de la joie. Je me levai doucement, presque sur la pointe des pieds et, embrassant la main de la jeune maman, susurrai : « Reposez-vous bien, Laurence. Ils vont mobiliser toute votre tendresse…

— Passez ce soir à l’appartement. Je dirai à David de vous y attendre. Vous pourrez discuter… »

Je disparus, dos voûté, épaules tombantes, miné de peine.

Je croisai à nouveau des malades mal en point, des visages ternes, secoués de douleur. Les effluves médicamenteux, le goût de la cigarette encore accroché à ma langue, me montèrent à la tête.

Je m’enfermai dans les toilettes, taraudé par l’envie de vomir sans rien avoir à régurgiter. Le monde tournait, les murs, autour de moi, se resserraient puis s’écartaient, comme si j’étais encore sous l’emprise de la kétamine.

Les spectres des visages éteints paradèrent devant mes yeux. Prieur, Gad, Marival, Doudou Camélia. Et mon cœur se gonfla de chagrin, mon âme d’impuissance, mon corps tout entier me répondit que rien ne ramènerait les êtres de chair passés sous le scalpel de l’Homme sans visage.

Et, sans cesse, comme une comptine amère, le chant du cygne me frappait les tympans, me ramenait devant les yeux l’image floue de ma femme enfermée quelque part, nue, les pieds dans l’eau et le corps couvert de sangsues. Je la croyais en vie, je la savais morte… Ou l’inverse… Je ne comprenais pas… Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Jamais je n’aurais dû mettre les pieds ici, dans cet endroit qui me rappelait trop bien de quoi était faite la réalité, ma réalité. Je remontai les marches, longeai les couloirs encroûtés par la maladie, jetai un œil par la fenêtre de la chambre de Julie Violaine et frappai. Élisabeth Williams, d’un signe de tête, m’autorisa à entrer.

La femme à la poitrine constellée de pansements, aux pupilles encore dilatées, avait recouvré un air serein.

Élisabeth me résuma la situation. « Nous avons pas mal discuté, Julie et moi. Elle m’a relaté tout ce qui s’est passé cette nuit-là, dans les moindres détails. Je reviendrai ici demain pour bavarder encore un peu avec vous, Julie, vous êtes d’accord ?

— Bien entendu », murmura la jeune femme. « Votre présence m’a fait tellement de bien. J’avais besoin de discuter, mais pas que de l’agression… »

Les images d’une série télévisée captivèrent son regard, elle s’abandonna au flux tumultueux de ses pensées. Nous sortîmes en silence.

« Alors, Élisabeth ! L’attente a été terrible !

— Vous m’offrez un café ?

— Oui. Mais ils ne sont pas géniaux, ici, ça ressemble à du jus de chaussette. J’ai repéré un petit bistrot pas loin de l’hôpital. Allons plutôt là-bas. J’ai envie de changer d’air. »

Dans le bar-tabac, nous optâmes pour une place près du billard, au fond.

« On fait une partie ? » me demanda-t-elle en désignant la surface feutrée. « À vingt-deux ans, j’ai disputé les championnats de billard, le Magic Billiard Junior 8 Ball Tournament en Floride. J’ai enrhumé à ce jeu les plus gros machos qui aient jamais existé. Je leur ai cloué le bec d’une telle façon qu’ils sont repartis la queue entre les jambes, si je puis m’exprimer ainsi !