— L’image est assez démonstrative, en effet.
— Je n’ai pas rejoué depuis une trentaine d’années, vous vous rendez compte ?
— Allons-y ! Mais je ne suis pas un champion. Je me débrouille, c’est tout… » J’agitai ma main bandée. « Et puis, vous partez avec un sacré avantage, quand même ! »
Je glissai une pièce dans la fente et laissai Élisabeth disposer les boules sur le tapis. Elle cassa le paquet et entra directement deux boules dans les poches, tout en me racontant : « Julie Violaine s’est fait agresser juste avant de rentrer dans son pavillon ; l’agresseur, embusqué à l’extérieur, l’y attendait. Elle a été immobilisée fermement, puis a perdu connaissance lorsqu’on lui a placé un mouchoir imbibé devant le nez. De l’éther, selon les analyses, comme on en trouve dans toutes les pharmacies. Elle s’est réveillée ligotée et bâillonnée sur son lit, dans la chambre à coucher. Bien entendu, il lui avait bandé les yeux. »
Elle glissa la boule numéro sept dans le trou du milieu. « Il l’a caressée longuement, puis s’est mis à lui accrocher des pinces crocodile aux mâchoires extrêmement affûtées à l’extrémité des seins. D’abord le droit, puis le gauche. Elle a hurlé, mais le bâillon étouffait ses cris. Durant l’acte, elle a perdu la notion du temps, mais, apparemment, la torture n’a pas duré très longtemps. Elle l’a entendu ensuite se masturber, puis il s’est enfui, sans jamais prononcer un mot. »
La boule numéro quatre percuta la quatorze avant de manquer le trou de peu. « Ah ! On dirait que j’ai un peu perdu la main. À vous de jouer, Franck ! – Quinze direct ! » annonçai-je. La boule percuta les bords du trou avant de s’y enfoncer.
« Joli coup ! » admit Élisabeth. « Pour moi, au vu de notre entretien, il ne s’agit pas du tueur. Elle a entendu le type effectuer sans cesse des allers et retours jusqu’à la fenêtre de la chambre, certainement pour vérifier que personne n’approchait de la maison. Elle l’a senti hyper nerveux, plus stressé qu’excité, ce qui va à l’encontre de ce que nous avons pu apprendre de notre homme. » La treize me résista et Élisabeth ne perdit pas l’occasion de la chasser du tapis. Elle s’attaqua à la quatre, collée contre une bande.
« Lorsqu’un individu se masturbe, le désir retombe et l’acte de mise à mort, dans ce cas, ne peut que difficilement être accompli.
— Comment ça ?
— Pourquoi la majeure partie des tueurs en série violent-ils leurs victimes une fois celles-ci mortes ? Simplement parce que la puissance du fantasme est proportionnelle au désir sexuel. Ce que cherche ce type d’individus est justement d’entretenir ce fantasme le plus longtemps possible, de manière à ce que le plaisir de torturer la victime, de l’humilier et de la tuer, ne retombe pas. Dans le cas de Julie Violaine, lorsque l’agresseur s’est masturbé, il n’a pas jugé nécessaire de poursuivre, ni même de tuer. Il n’en avait plus l’envie, alors il est parti, tout simplement. L’Homme sans visage, tel que nous le connaissons, n’aurait jamais pu faire une chose pareille. »
Elle effectua un aller-retour jusqu’à la table afin de boire une gorgée de Brazil. Accoudés au comptoir, à l’entrée, des amateurs observaient la position de nos boules. Elle saupoudra une couche de bleu sur le bout de sa queue. « Très important, le bleu », annonça-t-elle. « Ça évite au bouchon de glisser sur la boule au moment de l’impact. Un peu comme le talc que les gymnastes se mettent sur les mains. »
Deux nouvelles boules regagnèrent leur tanière, illico presto. Je demandai : « A-t-elle la moindre idée de qui il pourrait s’agir ?
— Elle a l’air d’être une fille très honnête et rangée. Le champ d’investigations reste large, surtout si on considère le vivier d’étudiants qu’elle côtoie chaque jour.
— Quelqu’un aurait-il de bonnes raisons de lui en vouloir ? A-t-elle remarqué des comportements étranges parmi les gens qui l’entourent ? S’est-elle sentie observée ?
— Ce qui est certain, c’est que l’agresseur la savait seule, étant donné l’heure assez tardive, 22 h 00. Elle rentrait de sa séance hebdomadaire de piscine. Donc, il connaissait son planning. »
Courte étude sur la position des billes. « Sinon, elle n’a rien pressenti de suspect dans son entourage. » Une autre boule goûta aux rebords feutrés de l’un des trous.
« Vous allez me mettre une pilée ! » constatai-je avec un sourire.
« Ne vous inquiétez pas, vous n’êtes pas connu, ici ! Personne n’ira raconter au 36 que vous vous êtes pris une raclée par une femme ! »
Cinq jeunes, deux filles et trois garçons, vinrent s’appuyer contre le mur des toilettes en face du billard. L’un d’eux, engoncé dans son blouson Bonhomme Michelin couleur pneu crevé, balança sa cigarette encore allumée à mes pieds, sur le carrelage. Derrière le bar, je vis le regard inquiet du patron se dissimuler derrière une bouteille de J & B de deux litres. Il feignait l’ignorance.
Élisabeth manqua son coup. Une pouffe se gaussa, le nez aplati dans le blouson de Bonhomme Michelin, son petit ami, une fouine à long museau et au crâne scellé sous une casquette qui lui cachait ses yeux miteux.
Les deux autres types, des tiges d’un bon mètre quatre-vingts, roulaient des épaules, chauffaient leurs doigts en les faisant craquer. Il devenait évident que l’orage risquait d’éclater.
« C’est à toi, la bagnole de flic, mec ? » vomit l’un des rats. « Et t’oses te pointer ici ? Ici, c’est chez nous, mec. Fous le camp, mec.
— C’est à vous de jouer, Élisabeth. Ne faites pas attention. » La criminologue fit le tour du billard, mais une pouffe lui barra le chemin. Elle portait plus de maquillage sur le visage que mon grand-père de charbon lorsqu’il remontait de la mine.
« Excusez-moi, mademoiselle ! » s’énerva Élisabeth. « Un peu de respect, s’il vous plaît ! Vous voyez bien que nous sommes en train de jouer ! »
Sans que j’eusse le temps de réagir, le pot de maquillage lui allongea une claque monumentale. Élisabeth piqua du nez sur le tapis de feutre.
Les trois types s’emparaient déjà des tiges de bois rangées dans le porte-queues.
« Allons-nous-en, Franck », supplia Élisabeth, la joue envahie d’un teint cerise.
« Elle baise bien, ta femme, enculé ? » m’envoya une voix, celle du rat numéro deux me sembla-t-il.
Je dis avec calme. « Attendez-moi à l’extérieur… J’arrive…
— Franck, laissez tomber, je vous en prie !
— Il n’y en a que pour deux minutes… »
Le patron du bar se rua dans notre direction, mais le feu d’artifice avait déjà démarré. J’encastrai ma queue dans l’abdomen de rat numéro deux et, tout en esquivant une attaque un peu lente, rangeai proprement l’extrémité la plus lourde de la tige dans le thorax de Bonhomme Michelin, juste au-dessous de la gorge. Sa respiration se bloqua, il bleuit et tomba sur le sol comme un pruneau d’Agen. Pot-de-maquillage enjamba le billard, se jetant sur moi avec un cri ignoble, alors que je m’occupais de rat numéro trois, le plus discret. Elle s’accrocha à mon dos comme une sangsue, me tirant le bouc et me griffant les joues du peu d’ongles qu’elle avait. Je hurlai et, tout en reculant, reçus un coup de poing dans la tempe. J’eus l’impression que mon oreille allait se décrocher. Le type qui s’était pris l’onde de choc dans l’abdomen commençait à s’en remettre. Cette fois, je décidai d’en finir le plus rapidement possible. Une manchette bien placée envoya la fille sur le carreau et un coup de semelle magistral coucha définitivement Bonhomme Michelin. L’une des filles restantes prit la fuite et son compagnon hésita avant de disparaître lui aussi, sans se retourner.