Je portais sous le bras une petite peluche que j’avais commandée sur le site Web d’Oursement Vôtre. Une espèce d’ours-buisson aux poils torsadés couleur épinard et à la mine franchement craquante. Sur l’écran de mon ordinateur, sa frimousse m’avait tout de suite plu, mais j’ignorais si le cadeau conviendrait à un enfant tout juste né. Au pire, il l’aurait pour plus tard…
Sibersky vivait à Créteil, pas très loin de chez moi en définitive. Je longeai le grand parc de la Rose, pris le centre-ville avant de gagner une impasse où je garai sans mal mon véhicule. Une vieille dame qui sortait son chien, un bâtard de chez Bâtard, me tint la porte un instant et je me faufilai dans l’ouverture en direction du deuxième étage. Sibersky m’ouvrit avant même que je ne frappe.
« Je vous ai aperçu par la fenêtre, commissaire.
— Tu as un bébé magnifique. Un David Sibersky en miniature… Les félicitations sont de mise… »
Je lui tendis la peluche-buisson. « Tu mettras ça dans le berceau du petit, de ma part.
— Il ne fallait pas… Installez-vous, commissaire.
— Je te préviens, on parle de tout sauf de l’affaire. Un seul mot sur ça et je te tords le cou ! Tu te mettras au courant toi-même après-demain. Ce soir, je voudrais juste oublier un peu… Oublier, ne serait-ce qu’une heure. Tu m’offres une bière ?
— Une Zywiec ?
— Je veux mon neveu ! Les bières polonaises ressemblent à de la pisse de bison, mais moi j’adore !
— Vous savez que la pisse de bison, c’est ce qui donne le goût à la vodka ? Sans la pisse, une vodka devient de l’alcool à patates imbuvable ! »
Je lui décochai un sourire franc. Je désignai son ordinateur, calé dans l’angle du salon. Des fenêtres s’ouvraient et se fermaient sur l’écran.
« Que télécharges-tu ?
— Des chansons en format MP3. Je grave mes propres albums, c’est beaucoup plus économique !
— Tu fais ça nuit et jour ?
— Le soir surtout. Il faut bien que je passe le temps… ça fait presque deux mois qu’ils retiennent Laurence à l’hôpital…
— Dès qu’elle rentrera à la maison, tu n’auras plus le temps de t’ennuyer !
— J’espère bien… »
De retour de la cuisine, il coupa une metka et disposa les rondelles dans une petite coupelle de bois.
« Vous mangez avec moi, n’est-ce pas ? Riz et courgettes farcies, ça vous tente ?
— Un régal. Suzanne en préparait de temps en temps. Chaque fois que nous remontions dans le Nord, ma mère lui donnait des courgettes du jardin, des bombes à faire pâlir un artilleur ! Ces semaines-là, c’était soupe de courgettes, courgettes farcies, courgettes en papillote ou à la vapeur ! »
Sibersky jeta un œil à la fenêtre, sa Zywiec à la main. « Vous vous rappelez, le curé voleur de troncs d’église ? »
J’avalai une gorgée de travers et la mousse faillit me ressortir par les trous de nez. « Oui ! Excellent ! Il m’était carrément sorti de la tête, celui-là ! Les mœurs nous avaient demandé de l’aide pour le violeur des églises et on avait, ou plutôt, tu avais, intercepté ce type-là parce qu’il s’était enfui en courant lorsqu’il nous avait vus. Le gars déguisé en curé pillait les troncs d’église ! Il grappillait à peine deux cents francs à chaque fois pour faire vivre sa famille ! Le pauvre type tombé au mauvais endroit au mauvais moment… Mais pourquoi donc me parles-tu de lui ? »
Il s’envoya le reste de sa bière polonaise sans ciller.
« Ce gars-là, le pilleur de troncs d’église, c’est mon voisin depuis la semaine dernière. Il vient d’emménager avec sa femme et ses deux enfants.
— Tu rigoles ?
— Il est peintre en bâtiment.
— Et il t’a reconnu ? »
Le lieutenant apporta un pack de six Zywiec fraîches et m’en proposa une nouvelle avant de se servir lui-même. J’avais avalé la moitié de la metka et mon cholestérol devait monter en flèche. Sibersky continua. « Plutôt deux fois qu’une. Vous auriez vu le regard terrorisé qu’il m’a lancé !
— Somme toute, c’était quand même un brave type… Mais la loi n’a pas d’états d’âme. Et nous représentons la loi… »
Sibersky envoya une nouvelle œillade au travers du rideau. « Dites-moi, commissaire, vous n’avez pas eu l’impression d’avoir été suivi avant d’arriver ici ? »
Je posai ma bière sur la table basse Bali et glissai jusqu’à lui. « Fais voir. »
Sibersky bascula sur le côté tout en parlant. « Le gars, dans la voiture, au bout de l’impasse… Je l’ai vu arriver en même temps que vous. Il vous a suivi tout à l’heure, puis est resté en bas un moment avant de retourner dans sa voiture. Il vous attend. Qu’est-ce qu’il vous veut ?
— Tu arrives à lire le numéro de la plaque ?
— Non, pas d’ici… Mais attendez, j’ai une paire de jumelles dans la chambre… »
Lorsqu’il réapparut, il ne restait de la Zywiec qu’il avait emportée que la canette vide.
« Note le numéro ! » m’enflammai-je. « 2185 AYG 92 !
— Donnez-moi les jumelles ! »
Je les lui tendis. « J’ai bien fait de vérifier ! Vos yeux vous jouent des tours… C’est 2186 et non pas 2185. 2186 AYG 92… Un lien avec l’affaire ?
— Disons que j’ai mis les pieds là où il ne fallait pas. Tu te souviens du tatouage sur Gad, BDSM4Y ?
— Bien sûr.
— C’est une société secrète composée d’espèces de tarés de la douleur. Une sorte de secte qui expérimente ses trouvailles sur des animaux ou des clochards. »
Sibersky se bascula contre le mur. « Le tueur en ferait partie ?
— Peut-être. Il y a moyen de sortir ailleurs que par le hall d’entrée ? Je compte bien le cueillir sur place.
— On peut appeler des renforts, non ?
— Pour quel motif ?
— Interpellation d’un suspect dans l’affaire…
— Tu penses… Non, il faut que je règle ça en tête à tête avec lui. J’ai ma petite idée pour lui faire cracher le morceau.
— Une idée à la couleur de votre poing ?
— Exactement… Alors ? Comment sort-on sans être vus ?
— Il faut monter sur le toit et passer à l’arrière par l’escalier de sécurité. Vous croyez qu’il est armé ?
— Tu as déjà vu une abeille sans dard ? Bien sûr que oui, il est armé… »
Un croissant de lune nimbait d’argent les toits des appartements voisins. La température avait bien chuté depuis la semaine précédente et le vent frais venu du nord me glaçait le visage. L’escalier de métal à colimaçon nous déposa au rez-de-chaussée et nous longeâmes, dos courbé, une rangée de haies qui nous amena à une vingtaine de mètres du véhicule. Au travers des feuillages, on distinguait dans les nuances étamées de la nuit l’ombre du type qui gardait, semblait-il, un œil rivé vers les appartements. Il avait pris soin de se garer au bout de l’impasse, prêt pour la filature, à l’abri des lueurs franches des lampadaires qui éclaboussaient le bitume.
« On ne peut plus avancer », murmura Sibersky. « Pour l’atteindre, il faudrait sauter par-dessus la haie et se mettre à découvert. »
Une grande grille perpendiculaire aux haies nous empêchait d’aller plus loin. Impossible d’approcher sans se faire repérer. « Il faudrait le forcer à sortir… Tu as une solution ? »
Sibersky posa un genou dans l’herbe, genre position du tireur d’élite, avant de secouer la tête. « Non. Je ne vois pas…
— Merde ! Bon, on ne prend pas de risques. On remonte… On va le laisser mijoter… Allons manger ces courgettes farcies. J’en ai l’eau à la bouche.
— Mais… ?
— Ne discute pas ! Je l’attendrai de pied ferme ce soir, chez moi… »