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Le temps de cuisson idéal pour le pâté de merles est de trois heures. D’ailleurs, quand on veut s’assurer que la cuisson est terminée, on plante une aiguille dans le pâté qui doit ressortir nette.

Le type, dans la voiture, devait être aussi moelleux qu’un bon pâté de merles. L’interminable attente avait certainement porté ses nerfs à fleur de peau, ce qui, psychologiquement, me donnait un avantage sur lui.

Je repris donc la route aux alentours d’une heure du matin. Côté discrétion, mon poursuivant assurait remarquablement bien, le pinceau de ses phares ne se reflétant que rarement dans mon rétroviseur.

Pour ne pas changer mes habitudes, je rentrai ma voiture au sous-sol. La porte électronique du garage contraignit le poursuivant à rester à l’extérieur. À peine garé, je me ruai vers l’entrée, puis dans l’ascenseur. Une fois dans mon appartement, je défis le lit et glissai des oreillers sous les draps en moulant la forme d’un corps. Rapidement, j’en vins à me demander si je n’aurais pas mieux fait d’appeler du renfort, d’intercepter le type et de l’emmener pour interrogatoire. Mais cet interrogatoire-là, je voulais le conduire moi-même, ici, loin des lois, dans l’intimité de mon Glock pointé sur sa tempe.

Comme de coutume, je fermai la porte à clé pour éviter d’attirer les soupçons, pris une chaise que je plaquai contre le mur dans le coin de ma chambre et attendis, l’oreille tendue, que l’abruti tombât dans mes filets. Poupette me dardait son triste regard d’acier, certainement mécontente de ne pas parader en clôture de soirée. Le tour d’honneur serait pour plus tard…

Après une heure d’attente, je me surpris à parler avec la locomotive…

Trois heures du matin… Peut-être s’attelait-il juste à l’exercice de filature ? Peut-être l’intervention serait-elle pour plus tard, à un moment où je ne m’y attendrais pas ? Le tic-tac amer de l’horloge dans le hall d’entrée me tapait sur le système. Au travers des persiennes à demi baissées, des rais de lumière artificielle projetaient des cicatrices sur les murs de ma chambre, de notre chambre. Un voile de brume se posait sur mes rétines et j’en vins à me demander si je ne rêvais pas ou si la fatigue n’allait pas m’emporter dans son traîneau d’argent…

Lorsque la sonnerie de mon portable déchira la toile tendue du silence, je crus que les battements de mon cœur allaient me crever la poitrine. Je sautai sur l’appareil et, à l’autre bout de la ligne, je n’entendis qu’un râle étranglé. L’écran à cristaux liquides indiquait le nom de Sibersky.

« Sibersky ! Qu’est-ce qui se passe ? Parle, bon Dieu ! »

Souffle taraudé au bout du fil, puis plus rien.

Je composai le numéro du SAMU tout en me propulsant dans l’ascenseur.

Jamais, de toute ma vie, je ne mis si peu de temps pour parcourir quinze kilomètres en banlieue parisienne. J’ignorai les feux tricolores, les lignes blanches, les panneaux de signalisation. La phrase prononcée par la femme de Sibersky trottait dans ma tête et je priais, priais de tout mon saoul pour que… Prenez soin de lui, nous formons une famille… Prenez soin de lui, nous formons une famille…

Lumière éteinte dans son appartement, au second. Je chevauchai les volées de marches dans un rythme à m’éclater les artères et les poumons. L’ambulance n’était pas encore arrivée. Aucun verrou ne retenait la porte, alors j’ouvris d’un coup sec. D’un mouvement circulaire de Glock, je balayai l’entrée, me précipitai dans la cuisine, puis dans la chambre.

Je le découvris, gisant sur le sol, sa main ensanglantée repliée autour de son téléphone portable. Des bulles de salive s’écoulaient de sa bouche ouverte, ses pupilles fixaient le plafond. Je ne sus pas qui remercier lorsque je perçus la palpitation de son cœur au bout de mes doigts. Pouls régulier, respiration cadencée. Je glissai doucement une main derrière sa nuque et un filet de sang s’évada de sa narine droite. Ils l’avaient arrangé au point de rendre son visage quasi méconnaissable, mais ils l’avaient laissé en vie, de plein gré. Je retournai son armoire à pharmacie, accrochée dans les toilettes, en extrayai de l’eau oxygénée, du Dakin, des bandages. L’odeur de l’antiseptique le fit revenir à lui.

« N’essaie pas de parler », lui ordonnai-je. « Les secours vont arriver dans quelques instants… »

Je lui passai de l’eau fraîche sur le front. « Ça va aller… »

Trois hommes, blousons siglés SAMU, se présentèrent cinq minutes après. « Il est salement amoché, leur annonçai-je, mais il est en vie. »

L’un d’entre eux posa un masque à oxygène sur le visage et ballonna. « La gorge est gonflée, mais ça passe… Pouls de quatre-vingts. T.A. de 12-8. Mais qu’est-ce qui s’est passé ?

— Il s’est fait agresser. »

Sibersky m’agrippa le poignet, chassa le masque de l’autre main et souffla : « Deux… Ils m’ont surpris… dans mon sommeil… pas vu leurs visages… des cagoules noires… Donnez-moi quelque chose… J’ai mal… la mâchoire…

— En route ! » lança un urgentiste.

En sortant, j’appelai le commissariat local tout en examinant la serrure. Rien n’avait été forcé…

J’obtins la permission de m’installer à ses côtés, à l’arriére du véhicule, pour accompagner Sibersky à l’hôpital.

« Qu’est-ce que ces gars voulaient ? Pourquoi l’agression ? Des voleurs ? »

Il articulait difficilement au travers de ses lèvres boursouflées, mais les sons sortaient audibles. « Ils m’ont… demandé pourquoi… on venait mettre le nez dans… leurs affaires… C’était… un avertissement… J’ai peur… commissaire… J’ai peur pour ma femme et mon fils… »

Les pulsations cardiaques indiquèrent le nombre de cent cinquante sur l’électrocardiogramme. Le médecin me fît signe d’y aller doucement. « Que t’ont-ils dit d’autre ?

— Rien… Je… leur ai demandé s’ils savaient… que les bisons pissent sur l’herbe à vodka… » Il m’adressa un sourire empourpré du sang des gencives. « Alors… ils m’ont salement amoché…

— Tu as pu remarquer quelque chose ?

— Il faisait noir… Et ils m’envoyaient le faisceau de leur lampe… dans les yeux…

— Comment sont-ils entrés chez toi ?

— Pas fermé la porte à clé… après votre départ… »

Il me prit la main et la serra avec le peu de forces qu’il lui restait. « Ne dites rien… à ma femme… Pas cette nuit… Laissez-la dormir en paix, avec… le petit… Charlie… »

Prenez soin de lui, nous formons une famille… Prenez soin de lui, nous formons une famille…

— Je te le promets… J’irai la voir demain matin… »

Il finit par fermer les yeux, laissant les sédatifs légers l’emmener loin de ce monde pourri.

Les radiographies ne révélèrent aucune fracture. Le nez avait tenu le choc, l’os ayant déjà été brisé dans la jeunesse du lieutenant. Seule la mâchoire inférieure avait réellement morflé, avec deux dents cassées et des gencives dans un sale état. Une fois hors de la salle de suture, il fut placé dans une chambre particulière et je tuai la nuit à ses côtés, bouillonnant de haine…

La tâche d’annoncer la nouvelle à sa femme ne s’avérait pas des plus simples, mais je tenais à le faire moi-même. Quand je pénétrai dans la chambre de maternité, à sept heures du matin, elle comprit sur-le-champ. Elle s’embrasa de pleurs, envisageant le pire d’emblée.

Le bébé frémit, puis se rendormit calmement dans son petit lit à roulettes, aux côtés de sa mère. Instinctivement, il se mit à téter. « David va bien… Ne vous mettez pas dans cet état…

— Que… Que…

— Il a été agressé cette nuit, à votre domicile. On l’a emmené aux urgences et, à présent, il est réveillé. Je vous laisse le soin de vous préparer et je vous conduis à lui. Il se repose dans l’aile des soins intensifs. Vous pouvez prendre le petit avec, son père sera heureux de le voir… »