Dead Alive – le mort vivant, comme les gars le surnommaient – parut bluffé par la réponse fusante du lieutenant.
« Oui, et c’est étrange, tout de même », ajouta-t-il. « Le tueur torture sa victime de la façon la plus cruelle qui soit et pense quand même à l’expurger de la douleur dans l’au-delà ? »
Le médecin terré au fond de la salle se joignit à nous, les mains dans les poches de sa blouse.
Il ressemblait à un épouvantail qui aurait eu peur de son propre reflet.
« La pièce dans la bouche pourrait très bien être une sorte de signature… Une distinction particulière qui lui permettrait de se démarquer », répondis-je avec une ample gestuelle.
« Elle pourrait aussi représenter un symbole caché, ou alors l’un des éléments essentiels de sa macabre mise en scène, un élément sans lequel il aurait une impression d’inaccompli. Nous pouvons y associer une foultitude d’explications. Le tout est de trouver la bonne. »
Les indices relevés par le légiste s’insinuaient en moi comme la cocaïne reniflée par le toxicomane. J’éprouvais une exaltation particulière en l’écoutant parler, lorsqu’il me dévoilait des détails que j’attendais comme des friandises ou des récompenses.
À cet instant, la honte me souleva de terre, m’envahit, m’entraîna au-dessus du corps et me pressa la mâchoire jusqu’à y enfoncer ses doigts terreux, pour me plaquer le visage à deux centimètres de celui du cadavre…
« Regarde cette pauvre fille, sale enfoiré ! » hurlait une voix intérieure. « N’a-t-elle pas assez souffert ? Fiche-lui la paix ! Fiche-lui la paix ! »
L’homme avait réussi à chasser le policier…
« Dernière chose, et je crois que nous aurons fait le tour de l’essentiel », conclut l’imperturbable médecin. « Son estomac contenait plus d’un litre d’eau, envoyée pour analyses au labo. Je crois que le précieux liquide nous révélera des choses intéressantes. Je vous appelle dès que je reçois les résultats, demain probablement. »
Je désignai une table chromée adossée au mur ouest. « Je peux emporter les épreuves photographiques ?
— Bonne soirée… »
Il me tendit le dossier et partit discuter avec le médecin assistant sans se retourner, continuant à propulser ses graines sur le sol comme un petit vieux qui cracherait ses dernières dents.
Sous le phare usé de la lune, Sibersky avait pris un teint ventre-de-biche, trop peu habitué à côtoyer la mort sous son vrai visage, loin des mots et des écritures.
J’avais repéré ce jeune policier en décembre 1998, au détour d’une sombre affaire d’esclavagisme sexuel mêlée à un meurtre. À l’époque, il travaillait au commissariat d’Argenteuil – un trou infect – en tant qu’inspecteur commis aux écritures, poste où il passait la majeure partie de son temps à préparer le café. Au cours de l’enquête, la qualité de ses rapports, la verve impertinente de ses analyses et surtout, ses compétences informatiques, me laissèrent une forte impression. Je le sortis de son cachot en appuyant son dossier à la préfecture de police de Paris et il rejoignit mon équipe, en tant qu’officier de police adjoint contractuel. Il s’occupait toujours de paperasse, mais plus de la préparation du café. Deux ans plus tard – soit quatre mois plus tôt, à peine – il réussissait son concours d’officier de police judiciaire. C’était un gosse de trente ans, un arpenteur de bibliothèques, un fouineur de dossiers poussiéreux, d’histoires oubliées et de fichiers informatiques. Une âme pensante, vive, réactive, presque allergique au métal froid de son Colt 11/48. Une pièce essentielle de mon équipe, un cavalier sur l’échiquier de la rue…
Nous longeâmes le quai de la Râpée accompagnés par l’odeur de la mort sous nos semelles, dans les plis de nos vestes, au cœur de nos pensées. Un chien aux côtes saillantes errait sans but précis devant nous puis s’arrêta, truffe contre chaussure, semblant deviner à quel point nos esprits tourmentés divaguaient dans le néant. Un bâtard commun aux oreilles cassées, une poubelle ambulante à la gueule fendue par les bris de verre et les bouteilles vides que lui lançaient les clochards. En le regardant se fondre dans la nuit, je dis soudain à Sibersky : « Parle-moi de l’un de tes fantasmes. Prends le premier qui te passe par la tête. »
Une bulle de surprise lui éclata en pleine figure. « Comment ça, commissaire ? Mais…
— Vas-y, lâche-toi. Je t’écoute… »
Je me plaçai face à la Seine, les mains dans les poches de mon pantalon, le regard tendu vers le fourmillement lointain des lumières scintillantes de la ville.
« Eh bien », répondit le policier d’un ton hésitant. « Euh… Vous connaissez Dolly Parton ?
— La chanteuse de country ? Nashville et ses cow-boys ? Some things never change ? J’adore.
— Oui. Je… Non, je ne peux pas vous raconter ! » Il rougissait jusque dans sa voix.
« Très bien », continuai-je, « n’en dis pas plus. Alors imagine-toi face à la superbe Dolly Parton, prêt à réaliser ton fantasme. Toutes les conditions sont rassemblées et favorables. Tes souhaits peuvent devenir réalité, il te suffit d’agir. Mais il y a une condition, et non des moindres : tu dois te retenir d’avoir des rapports sexuels avec elle. Tu peux goûter, toucher, sentir, mais pas de rapports sexuels. Dans ce cas, ton fantasme pourrait-il être assouvi ? »
Il fit épaule commune à la mienne, penché sur le rebord du quai. Sur la surface de l’onde, les reflets lumineux se découpaient en vitraux mouvants.
« Non, c’est rigoureusement impossible. Je ne tiendrais pas.
— Réfléchis un instant et trouve-moi un seul fantasme où tu pourrais te passer de rapports sexuels. »
Il porta la main au front, puis glissa ses doigts dans les boucles ordonnées de sa chevelure brune. « Il n’y en a pas. Tous mes fantasmes ont une dominante sexuelle, comme les vôtres et ceux de monsieur Tout-le-Monde, d’ailleurs. Ce n’est pas ce que disait Freud ?
— Pas tout à fait et, vu tes connaissances littéraires, tu devrais le savoir. Il existe deux types de fantasmes. Les sexuels, comme les tiens, les miens et comme, tu as raison de le souligner, ceux de la plupart des gens. À ceux-ci viennent s’accoler les fantasmes dits de toute-puissance : le mythe de la performance, du pouvoir absolu, de la domination extrême. Les rêves de belles voitures, de déesses sur les plages, d’immenses richesses… »
Je fis face à mon collègue. « Mettons-nous dans le cas du tueur, à présent. J’aimerais que tu joues le jeu. Tu es ce tueur. Tu étudies les faits et gestes d’une jolie femme, Dieu seul sait de quelle façon pour le moment, pendant un certain laps de temps. Des jours, des semaines, des mois peut-être. Tu sens un désir brûlant monter en toi, n’est-ce pas ? Joue le jeu et réponds avec franchise.
— OK… Réfléchissons… Je la vois… Je la traque, je l’observe depuis longtemps… J’ai de plus en plus de mal à tenir. Elle est seule, désirable. Je sais que je peux me l’approprier, sans aucun risque. C’est moi qui décide de l’heure et de l’endroit.
— D’accord. À présent, tout est prêt. Un soir, donc, tu t’appropries cette fille. Tu en fais ce que tu veux, comme pour ta Dolly Parton…
— Oui. Elle est inconscience, devant moi. Je… J’ai franchi le pas. Trop tard pour reculer. Elle… est à ma merci…
— Elle est à toi… Tu la mets nue, en la déshabillant lentement, et tu la ligotes pour la plier à toutes tes volontés, même les plus folles. Que ressens-tu à cet instant ? »
Derrière ses paupières closes, son imagination forgeait presque instantanément un scénario.