Son teint de lait caillé devint blanc-cadavre. Je lui passai les menottes et flanquai sa charpente graisseuse dans un coin. Dans son mouvement de chute, il se cogna la tête contre un mur. « Fils de pute ! » cracha-t-il.
« Parle ! » lançai-je à Miss Latex.
« Connais pas… »
Je me dirigeai vers Face-de-Cuir.
« On recommence le jeu ?
— C’est la vérité ! Personne ne les connaît ! Ils n’existent pas !
— Les types qui ont agressé mon collègue étaient pourtant bien réels !
— On n’est pas mêlés à ça ! » bava-t-il. « On veut pas d’emmerdes. Ces tarés-là, moins on en parle, mieux on se porte…
— Il ne te ment pas », ajouta la Chatte. « Il ne faut pas jouer avec eux. Ils sont puissants, nulle part et partout à la fois… On ne sait absolument rien… On a un commerce nous, ici. Alors, nous fous pas dans la merde !
— Mets-toi à poil et toi aussi ! » ordonnai-je en assistant mes propos de rapides mouvements de Glock.
« Je fais comment avec les menottes, tête de nœud ? »
Je lui ôtai ses entraves. Ils obtempérèrent, trouvant encore le moyen de prendre du plaisir dans l’acte. La Chatte éprouva toutes les difficultés pour se débarrasser de sa seconde peau. Pire qu’un serpent qui mue. Les deux corps dénudés présentaient des tatouages sur le corps, mais pas de traces de BDSM4Y.
« C’est bon, rhabillez-vous ! »
Je m’adressai à Face-de-Cuir. « Dis-moi, c’est bien toi qui nous as poursuivis Fripette et moi, l’autre nuit ?
— Exact. Mais il fallait pas paniquer comme ça ! C’était juste pour te faire peur. On n’aime pas les intrus ici, encore moins ceux qui fouinent.
— Rends-moi mes papiers.
— Quels papiers ? »
Je brandis ma crosse. Il hurla, les deux mains devant le visage : « J’te promets ! J’ai pas tes papiers ! »
Il se replia en boule sur le sol. « J’les ai pas tes papiers, bordel !
— Lève-toi… C’est bon… »
Il me parut sincère. Après tout, ces deux-là n’étaient que des commerçants du sexe. Par pure curiosité, je leur posai la question : « Pourquoi vous faites ça ? Ce bar ? Ces backrooms sordides ? »
La fille vint poser une serviette humide sur l’arcade de celui qui semblait être son compagnon. « Mais pour le fric, mon gars ! Tu peux pas imaginer le blé qu’on se fait avec tous ces tarés ! Nous, on joue le jeu, c’est tout, mais ça reste uniquement une question de blé. Eux, ils prennent un pied fou quand ils viennent ici, tous autant qu’ils sont, maîtres et esclaves. Où est le problème ?
— Je risque de venir faire un petit tour cette nuit. Pas d’embrouilles, surtout. J’espère que notre ami commun sera là, parce que, dans le cas contraire, je crois que je vais vraiment m’énerver !
— Faudra que tu règles tes affaires dehors », répliqua la femme. « T’entres pas ici, on ne veut pas d’emmerdes. Alors planque-toi dans la rue, fais ce que tu veux, mais t’entres plus ici. OK, on ferme notre gueule. Le type viendra ce soir. T’as la photo, tu lui tombes dessus avant qu’il n’entre, mais tu nous mets pas le boxon ? Ça te va comme deal ?
— Ça me paraît honnête… Ne me mettez pas de bâtons dans les roues… Ou alors je reviendrai et ça pourrait faire très mal… » Je disparus en claquant la porte derrière moi.
* *
*
Je profitai de l’heure de midi pour avaler rapidement un club-sandwich, installé dans le vieux fauteuil de cuir qui traînait dans un coin de mon bureau. Je l’avais acheté à une brocante et son état de vétusté avait provoqué les foudres de Suzanne, qui avait refusé que j’installe un laboure-fesses dans le salon. Du coup, il avait fini ici, à mes côtés, dans ce bâtiment aussi vieux que le siècle passé. Mon esprit s’apprêtait à voguer sur les flots bleus du sommeil, quand Crombez entra, les coudes calés dans des béquilles.
« Alors, tu t’habitues ? » lui demandai-je en désignant les béquilles d’un coup de tête.
« Il faut bien. Chaque fois que je me déplace, j’ai l’air d’un type qui a envie de pisser à mort mais qui ne peut pas ! » Il tendit un sourire qui s’estompa aussitôt. « Je viens au rapport…
— Tiens, prends ma place.
— Si je m’assieds là-dedans, je ne pourrai jamais me relever », constata-t-il avec justesse. « On dirait une trappe à souris en cuir. Ça va aller, je reste debout. Vous avez l’air dans un état pire que le mien. Les poches sous vos yeux ressemblent aux sacoches du vélo de ma mère… »
Il posa son fessier sur mon bureau. « Concernant Compiègne, tout a cramé, il ne reste qu’un tas de cendres. On n’a retrouvé que les os carbonisés de votre voisine… Rien n’est exploitable. Seule la cave a été épargnée, avec toutes ces bêtes empaillées… Par contre, le SEFTI est enfin sur une piste !
— Raconte !
— Les webcams étaient reliées à une ligne téléphonique. À partir de là, ils ont remonté jusqu’au fournisseur d’accès de Marival. Elle y hébergeait son site. Via la ligne téléphonique, les images des webcams étaient déposées sur Internet.
— Tu as pu aller sur le site ?
— Vous vous doutez bien ! C’est une page personnelle comp… »
Je l’interrompis et me dirigeai vers mon ordinateur portable. « Montre-moi ! »
Il tapa http ://10.56.52.14/private.
Une page se dessina à l’écran, avec des liens, des encarts de texte, de petites animations.
Crombez reprit : « Chaque lien représente l’une des pièces de sa maison. Bien entendu, cela ne fonctionne plus, puisque le courant a été coupé ; par conséquent, le flux d’images, de son domicile vers le fournisseur d’accès, a été interrompu. Le site dispose aussi d’un forum, d’un chat où les internautes peuvent dialoguer en direct et de diverses pages personnelles où Marival exposait ses idées et postait des messages. »
Je cliquai aux endroits qu’il m’indiquait.
Il poursuivit. « Marival n’était pas boulimique, comme l’avait annoncé Dead Alive, mais elle se nourrissait extrêmement mal. Que des trucs gras ou sucrés, qui font qu’elle grossissait régulièrement. Voici une photo d’elle, il y a moins d’un an… » Il me prit la souris des mains et cliqua sur une icône. Une autre fenêtre s’ouvrit. Mes yeux s’écarquillèrent. « Sainte Marie ! Mais elle devait bien peser…
— Quatre-vingt-treize kilos exactement. Elle l’a indiqué dans le texte sous la photo… Difficile à comparer avec le squelette retrouvé dans l’abattoir, à peine plus lourd qu’un sac de pommes de terre… Vous imaginez l’énergie déployée par le tueur pour la maintenir en vie plus de cinquante jours ? Pour l’amaigrir à ce point, en la nettoyant régulièrement, l’hydratant au strict minimum ?
— Sans oublier que ça ne l’a pas empêché de s’occuper de Prieur…
— Le dernier fichier transmis sur le serveur Web date exactement de cinquante-quatre jours, date probable de l’enlèvement. » Il ferma la fenêtre, tapa une autre adresse dans le navigateur principal, y saisit un identifiant et un mot de passe à l’invite. Il poursuivit : « Et maintenant, voici sa boîte aux lettres.
— Tu as l’air de t’y connaître autant que Sibersky ! Je ne suis plus dans l’air du temps ou quoi ?
— Mon frère a toujours été un mordu d’informatique. Lorsque nous étions à la maison, plus jeunes, il m’a appris pas mal de choses… Disons que je me débrouille et que je suis abonné à quelques revues… Voilà… Tous les messages qu’elle n’a pas supprimés sont là. J’en ai lu un paquet… Et devinez qui se distingue dans son carnet d’adresses ?