— Beaucoup de choses. Parle-moi de ma femme, et je te dirai ce que tu veux entendre. »
Silence. Puis… « Tu bluffes », bava la voix. « Crois-tu en Dieu ?
— Pas réellement. On ne peut pas dire que Dieu me soit d’un grand secours.
— Et au Diable ? dis-moi si tu crois au Diable !
— Pas plus qu’à Dieu.
— Tu devrais, pourtant… Au fait, tu veux que je te parle de ta femme ? De ta pute de femme ? Si ça peut te rassurer, elle est en vie, mais je crois que si je te racontais ce que je lui fais, tu préférerais qu’elle soit morte… »
Je fus incapable de dire si j’éprouvais de la peine ou du soulagement. Je le savais, j’avais toujours su que Suzanne se trouvait encore en vie, mais l’annonce qu’il me fit eut le même effet qu’un poignard planté depuis longtemps dans la chair et tourné pour agrandir la plaie. La voix reprit, une octave plus basse. « Je te trouve bien silencieux d’un coup ? Tu ne veux pas savoir pour ta femme ?
— Je… Je ne suis pas sûr…
— Eh bien, je vais te raconter un peu. Je la viole tous les jours. Un peu réticente au début, mais maintenant ça va mieux, beaucoup mieux. Tu ne peux pas savoir combien les gens sont conciliants pour peu qu’on leur fasse mal…
— Espèce de fumier ! Je te tuerai ! »
Long, très long rire. « Mais la mort ne représente rien ! Crois-tu que ma mort ramènera à la vie toutes celles qui sont passées entre mes mains ? As-tu pu imaginer une seule seconde ce qu’ont enduré ces femmes ? Et tu crois que ma mort pourra rattraper tout ça ? Tu es impuissant, vous l’êtes tous ! Tu ne peux rien contre moi, absolument rien ! Et maintenant, je vais aller m’envoyer ta pute ! Après, j’aviserai… Je finirai peut-être par m’en débarrasser… Elle me monopolise un peu trop de temps… Mais ne t’inquiète pas, avant qu’elle meure, je lui pardonnerai… »
Plus rien… Je m’écrasai dans le vieux fauteuil, rembobinai le dictaphone et repassai la bande, encore, encore et encore. Suzanne vivante… survivante… Je fis tout pour penser à autre chose, pour ne pas imaginer les terribles châtiments qu’il lui infligeait quotidiennement… Je la viole tous les jours… Puis vinrent à nouveau à moi ces odeurs d’eau croupissante, ces images vertes de marécages, brouillées par les bruissements des ailes de moustiques… Ta pute de femme… J’avais l’impression que ma tête gonflait de l’intérieur, que ma cervelle allait presser les os du crâne jusqu’à tout faire exploser. Je m’imprégnais de chacune des phrases qu’il avait prononcées… je crois que si je te disais ce que je lui fais, tu préférerais qu’elle soit morte…
Je sortis mon Glock de son holster, le tournai contre moi une première fois pour ressentir l’effet d’un canon sur ma tempe, puis le dirigeai vers le sol. Je recommençai avec cette fois le doigt sur la gâchette et le cran de sécurité défait. Je m’apprêtai à appuyer. Il manquait quoi ? Une impulsion nerveuse, un ordre du cerveau ? Je guettai l’ordre, je le sentis se bloquer quelque part en moi, sans définir précisément où. Dans le bas de la poitrine, dans la gorge, au cœur ? Où ? Je vis mon doigt remuer, faiblement, mais il manquait l’influx nécessaire. Lentement, je posai l’arme sur le sol, à mes pieds, et me mis à attendre l’instant où mon corps tout entier se braquerait contre moi, jusqu’à ce que j’accomplisse le geste fatal. Mais ce moment ne vint pas et la vie s’offrit à nouveau à moi, victorieuse, horrible à regarder…
Je me haïssais, je haïssais le monde…
Quelques minutes plus tard, Leclerc débarqua dans mon bureau et m’arracha le dictaphone des mains.
* *
*
Je le vis rappliquer, rue Greneta, à 22 h 35. Le type au faux permis, celui qui m’avait filé alors que Sibersky se faisait démolir le portrait… Il portait un sac à dos, un pull à col roulé et un pantalon de flanelle avec des souliers vernis. Les pinceaux lumineux des lampadaires découpaient les traits de son visage en froissures de papier, mais je le reconnus à sa coupe de cheveux ou, plutôt, à l’absence de coupe, puisqu’il avait rassemblé ses longs cheveux vers l’arrière avec un élastique, comme sur la photo du permis de conduire.
À ce moment, rien ni personne n’aurait pu m’empêcher de lui tomber dessus, de lui envoyer un coup de crosse sur l’arrière du crâne et de le compresser dans le coffre de ma voiture. Donc je m’exécutai, puis démarrai en trombe, pneus crissant, et l’emmenai au fond du parking sous-terrain de mon immeuble. Je l’arrachai du coffre par sa queue-de-cheval et, lorsqu’il hurla de douleur, lui allongeai mon poing sur le nez. Je le projetai contre le mur et le choc entre sa colonne vertébrale et le béton le cloua au sol. Le faisceau de ma lampe fit luire le sang qui perlait de ses narines et venait mourir sur ses lèvres.
« Mais… Qu’est… Qui êtes-vous ?
— Pourquoi tu m’as suivi hier ? »
Il frotta la généreuse coulée sanguine avec la manche de son pull-over. « Vous… Vous êtes cinglé… Je… ne vous connais pas… »
Je lui envoyai un revers de main dont l’écho rappela un claquement de pétard.
« Arrêtez ! Je… vous préviens… Je suis… avocat… Vous… allez avoir de gros problèmes…
— T’es avocat ? T’es avocat, fils de pute ? »
Je pressai le canon de mon Glock contre sa tempe, tout en lui serrant la gorge jusqu’à l’empêcher de respirer. Un râle fade s’évada de sa bouche.
« Tu parles ! Ou je t’explose la tête ! Parle ! Parle !!!
— Je… Je ne sais rien… C’est la vérité ! Arrêtez, je vous en prie ! On m’a juste demandé de vous suivre !
— Qui ? »
Il gloussait. Le sang n’arrêtait plus de pisser. Un fleuve…
« J’en sais rien ! Je vous le jure ! Ce sont eux qui prennent contact avec moi chaque fois ! Je ne les ai jamais vus !
— Qui ça, eux ? Accouche !
— Les maîtres du groupe… Ceux qui ordonnent, ceux qui organisent…
— J’attends !
— Je ne suis qu’un initié… Ils m’ont accepté dans leur société parce que je fréquente depuis plusieurs années les milieux SM…
— Avec un penchant particulier pour la douleur, n’est-ce pas, fumier ? »
L’intensité du rayon lumineux le contraignit à tourner la tête. « Oui… Mais il n’y a rien de mal… Les femmes sont consentantes… Nous le sommes tous…
— Et tuer des animaux ? Torturer des prostituées ou des clochards et leur filer du pognon pour qu’ils la ferment, tu appelles ça comment ?
— Je… Je ne suis pas au courant… »
Quand il constata la hargne avec laquelle je brandissais le bras, il lâcha prise. « Je n’ai assisté qu’une fois à ce genre de réunion… Il y a un mois… ça s’est déroulé dans un centre de vacances fermé… En pleine forêt d’Olhain, dans le nord de la France, à deux cents kilomètres d’ici… Ils… Ils avaient ramené un vagabond… Un pauvre type, une épave ramassée quelque part, prête à tout pour gagner du fric… Le rendez-vous était fixé dans les bois, en pleine nuit… Nous… nous ne nous connaissons quasiment pas les uns les autres… Nous restons toujours masqués, seuls certains prennent la parole… Je… Je n’ai fait qu’assister… ! Pitié… Laissez-moi partir…
— Qu’est-ce que vous lui avez fait ? » Il se mit à gémir. « Réponds !
— Ils l’ont sédaté pour le calmer, puis ils l’ont sanglé à une table. Ils lui ont administré un anesthésique local, au niveau de la gorge, pour l’empêcher de crier ou d’émettre des sons. Puis ils ont commencé à lui entailler la chair… Ils… Il doit y avoir des médecins, des chirurgiens, des infirmiers dans le groupe… Ce n’est pas possible autrement… Ils avaient tout le matériel, les médicaments pour éviter les saignements… Chaque fois qu’ils entaillaient, ils recousaient derrière, à vif… Le… le clochard hurlait, mais rien ne pouvait sortir de sa bouche…