— Tu as pu enquêter sur ce Manchini ?
— J’allais justement au 36, mais j’ai préféré faire un détour par chez vous étant donné que je ne pouvais pas vous joindre et j’ignorais si vous vous présenteriez au bureau aujourd’hui.
— Bon… Tu ne vas plus au 36, on se rend à cette école. Officiellement, petite visite de courtoisie…
— À cause des gendarmes ?
— Exactement… J’ai fait une requête auprès du juge d’instruction, Kelly, qui a lui-même insisté auprès du procureur de la République pour une fusion des dossiers et un travail en collaboration. Mais rien n’a été décidé. Et nous n’avons pas le temps d’attendre la paperasse… »
* *
*
Le sigle de l’ESMP, l’École Supérieure de Microélectronique de Paris, dominait la courte avenue Foch où se perdaient des arbres épars et un semblant de verdure plantée de main d’homme. Le long des murs d’un restaurant universitaire, dans une rue transversale, barrissaient des éléphants avec des barils de lessive en guise de pattes, des oreilles de carton et de tissu ainsi qu’une trompe en polystyrène. Le bizutage battait son plein ; les TVA, – Très Vénérables Anciens – et les TTVA – Très Très Vénérables Anciens – s’en donnaient à cœur joie en déversant des litres de soupe de poisson dans les chevelures malmenées des nouveaux. Des volées de chansons paillardes, des hymnes à l’ESMP sortaient forcés des bouches où s’engouffrait avec générosité la mousse à raser.
« Ils ont l’air de morfler, les bizuths », constata Crombez en évoluant de bond en bond avec ses béquilles.
« Les bizutages n’ont jamais été tendres. Ils représentent la voie ouverte aux abus de tous genres… »
Une secrétaire nous annonça à l’accueil et le directeur se présenta quelques instants plus tard. Sa tête énorme, posée sur un maigre cou, lui donnait l’air d’une tortue et mon sentiment se confirma quand je le vis de profil ; il avait un nez à pouvoir abriter une colonie de vacances. Ses lunettes à larges verres, couleur écaille de tortue justement, veillaient sur le haut de son front dégarni comme une deuxième paire d’yeux. Il lança : « Police, gendarmerie, police ? Vous ne pourriez pas vous arranger pour venir une seule fois ? J’ai un boulot monstre avec le début de l’année scolaire ! »
De petites veines saillaient de sa gorge, comme des éclats d’os.
« Nous sommes venus vous parler plus particulièrement de l’un de vos étudiants.
— Élèves ingénieurs », corrigea-t-il. « … Je vous écoute, mais faites vite, s’il vous plaît.
— Manchini, élève de troisième année.
— Manchini… Manchini… Ah oui… Et alors ?
— En fait, nous aimerions que vous le convoquiez dans votre bureau…
— Pour quelle raison ?
— Nous souhaiterions avancer sur l’affaire Violaine…
— Et alors, le rapport avec Manchini ? J’espère que vous ne soupçonnez pas l’un de mes élèves ingénieurs ? Vous…
— Nous faisons notre travail. L’une de vos enseignantes a été agressée, il est donc normal, étant donné qu’elle passait la majeure partie de son temps avec vos… élèves ingénieurs, que nous nous orientions dans cette direction.
— Pourquoi Manchini ?
— Allez le chercher, s’il vous plaît.
— Vous êtes tombés en plein bizutage. Il n’y a pas de cours pendant trois jours… Il doit être dehors, avec les autres… »
Le cortège des éléphants s’était déplacé dans la cour intérieure de l’ESMP, abandonnant derrière lui une traînée de mousse à raser, d’œufs pourris et de sauces en tout genre.
« La vache ! » lança Crombez. « On pourrait les suivre rien qu’à l’odeur… ça sent le nuoc-mam… »
Des TVA en blouses blanches hurlaient dans des mégaphones et les pauvres éléphants, au moment où nous arrivâmes, poussaient les murs ou s’entassaient les uns sur les autres pour former des millefeuilles géants. Un étudiant fumait dans un coin calme, les poches alourdies de matériel antibizuths. Nous le choisîmes comme interlocuteur ; Crombez se fit une joie d’intervenir.
« Nous souhaiterions parler à Alfredo Manchini.
— Alfredo ? On ne l’a pas vu ce matin.
— Il n’est pas censé se trouver ici ?
— Si. Pas trop son style de manquer le bizutage…
— Pourquoi ? »
Il écrasa son mégot du talon. « Qui êtes-vous ? On ne parle pas trop de ça à des inconnus… Essayez d’aller voir ailleurs… J’y serai peut-être. »
Ce facho de mes deux nous adressa un sourire narquois, provoquant. Dans le dos de sa blouse, un dessin au fusain représentait un hamburger avec des bizuths relégués au rôle de steak. Il s’appelait TVA Burger. Il s’avança avec détermination vers la masse compacte des éléphants, mais je posai une main écrasante sur son trapèze gauche.
« Aïe ! Vous me faites mal, ducon !
— Tu vas m’écouter, espèce de peigne-cul d’électronicien de merde. »
Je lui plaquai sur le nez ma carte tricolore. « Je suis commissaire de la police criminelle de Paris. Si tu m’emmerdes, je pourrais m’énerver et tu peux demander à mon collègue, vaut mieux pas que je m’énerve ! »
Crombez agita la main et arrondit la bouche, d’un air de dire : non, il ne vaut mieux pas, mais vraiment pas l’énerver !
« Commissaire de police ? Mais vous lui voulez quoi, à Manchini ?
— Contente-toi de répondre à mes questions. Je te tutoie. Ça ne te dérange pas que je te tutoie ?
— Euh… Non…
— Pourquoi Manchini n’aurait-il manqué le bizutage pour rien au monde ?
— L’année dernière, il s’est éclaté comme un fou… Il est assez créatif dans ce domaine, ma foi.
— Sois plus explicite ! »
Il jeta un œil autour de lui, puis baissa d’un ton. « Il a inventé ce qu’on appelle Le tribunal, une soirée spéciale où l’on juge les bizuths pour leur obéissance et leur bon comportement pendant les trois jours.
— Explique !
— Certains bizuths sont plus rebelles que d’autres, alors ceux-là, on les fait plus particulièrement morfler pendant Le tribunal.
— Cela signifie ?
— Oh ! Rien de bien méchant. On les enferme dans des salles aménagées en caves, on leur balance des abats ou on les emprisonne aux côtés d’une tête de veau pelée…
— Et je suppose qu’il y a des abus ?
— Bien sûr que non ! Tout est réglo ! Et tous les TVA qui sont là, anciens bizuths, vous le diront. Le bizutage, c’est ce qui soude une promotion. Ça les prépare à traverser les dures années d’études qui les attendent.
— Vachement ! » beugla Crombez.
Un éléphant s’élança dans la cour, barils aux pieds, et se fit stopper dans sa course effrénée par un croc-en-jambe sévère. Il s’écrasa sur le sol comme une pastèque trop mûre.
« Ça, c’est réglo ? » ironisa Crombez en désignant l’éléphant mal en point.
« C’est un rebelle… Les rebelles, il faut les mater, sinon ils sèment la zizanie et après, on perd le contrôle des troupes.
— Tu es sûr que Manchini n’est pas là ?
— Oui. On a dû refiler son bizuth à un autre TTVA.