Dans l’entrebâillement d’une porte palière, apparut une petite tête ébouriffée aux yeux gonflés de maladie.
« Oui, nous cherchons Alfredo. Nous aurions aimé avoir de ses nouvelles.
— N’approchez pas ! » conseilla la voix. « J’ai une gastro-entérite carabinée et si vous ne voulez pas passer vos jours prochains là où vous savez… J’ai entendu pas mal de bruit cette nuit… Il était tard… Peut-être vingt-trois heures. Puis encore à trois heures du matin. Trois heures pile, je le sais, parce que j’ai regardé mon radio-réveil. Alfredo est entré puis est ressorti. Ou l’inverse… je crois… D’ordinaire, vers les six heures du matin, il allume sa saloperie de télévision plaquée contre notre mur commun et ça me réveille à chaque fois… Mais là, je n’ai rien entendu… La paix… Il a peut-être découché… Ou alors il était tellement bourré qu’il n’a pas su rentrer.
— Il boit ?
— Comme nous tous. De temps en temps, une ou deux fois par semaine…
— C’est ça que vous appelez de temps en temps ? Vous avez une drôle de notion du temps. »
Je vis son visage se chiffonner comme si un bloc de pierre lui était tombé sur le pied. « Alerte ! Pluie de météorites dans les fesses ! Je vous laisse ! Allez voir au Sombrero, rue Nationale, à l’angle. Il s’y rend souvent. »
La porte claqua, mais j’eus le temps de glisser une carte de visite dans l’embrasure.
« Pas très clair tout ça, commissaire. Vous avez vu pour combien d’argent il y en a dans l’appartement ? Ce Manchini est issu d’une famille bourgeoise, impossible autrement ! Mais… Vous retournez à la chambre ?
— Je voudrais juste vérifier un détail. » Crombez descendit m’attendre dans le hall. Je le rejoignis une poignée de secondes plus tard. « Alors, commissaire ?
— Patience… »
Au moment de remettre la clé à Tue-l’amour, je la questionnai : « Les étudiants entretiennent-ils leurs chambres eux-mêmes ?
— Non. Une femme de chambre change les draps tous les jours et fait le ménage.
— Tous les matins ?
— En fin de matinée, plus précisément. Une fois que tous les étudiants sont en cours. » Elle jeta un œil sur sa montre. « La tournée va d’ailleurs bientôt commencer… »
« Qu’avez-vous découvert ? » s’enflamma Crombez dès que nous fumes sortis…
« Le lit de Manchini était défait… Il est rentré chez lui vers les vingt-trois heures, comme l’a signalé sa voisine de palier, puis il s’est couché. Mais quelque chose l’a fait sortir précipitamment… aux alentours de trois heures du matin. Bon… On passe à ce bar, le Sombrero, puis on retourne voir le directeur de l’école. Je crois qu’il ne nous a pas tout dit. »
La piste du bar ne donna rien. Manchini n’y avait pas pointé le nez ni la veille, ni l’avant-veille, ni même depuis une sacrée pilée de jours.
La Tortue, les mêmes lunettes couleur écaille sur le même front, débarqua sans le sourire à l’accueil de l’école d’ingénieurs. « Commissaire, je crois que vous frôlez les limites de l’offense.
— Nous ne serions peut-être pas ici si vous nous aviez révélé ce que nous attendions.
— Et qu’attendiez-vous ?
— Apparemment, Manchini n’a pas l’air d’être n’importe qui. Je me trompe ? »
Sa tête s’engloutit entre ses épaules. Une tortue qui cherche à se protéger d’une patte de chat. « Nous recrutons nos élèves sur dossier pour les meilleurs, par concours pour ceux qui sont un peu en dessous. Manchini a été admis par concours, il y a trois ans. Comme vous pouvez vous en douter, nous ne menons pas d’enquêtes sur nos élèves. Pourquoi le ferions-nous ?
— Et pour Manchini ? »
Sa voix devint chuchotement. « C’est le neveu d’Alphonso Torpinelli !
— Le magnat du sexe ? »
On aurait dit que ma question lui avait envoyé des éclats de verre dans les oreilles.
Il grimaça. « Oui… Côté maternel. Nous essayons de ne pas l’ébruiter. Vous ne pouvez pas imaginer combien les écoles se surveillent entre elles, profitent du plus petit grain de sable pour faire valoir leur différence auprès des entreprises qui recrutent nos élèves. Si elles venaient à savoir qu’un membre de la famille des Torpinelli se trouve sur nos bancs, cela pourrait causer un tort irréparable à notre image de marque. Nous avons clairement signifié à Manchini de taire ses origines…
— Sinon quoi ? » intervint Crombez.
« Cela ne vous regarde pas… Jusqu’à présent, tout s’est bien passé. Mais nous n’avons jamais bien compris les raisons de sa présence ici, vu la fortune colossale de ses parents. Peut-être un goût immodéré pour les études, peut-être veut-il voler de ses propres ailes, ou alors déteste-t-il le milieu du sexe…
— Ça, ça m’étonnerait » glissa Crombez.
Le directeur le dévisagea d’un œil mi-fermé de varan avant de poursuivre. « Les Torpinelli ont un sens profond de la famille et Alfredo aurait pu vivre de ses placements bancaires jusqu’à la fin de sa vie… Savez-vous qu’il paie déjà l’impôt sur la fortune ? Tout cela me dépasse…
— Où peut-on joindre ses parents ?
— Aux États-Unis. Ils détiennent, avec l’oncle et son fils, quatre-vingts pour cent du marché du sexe sur Internet. Des millions et des millions de dollars brassés chaque année. Pas un seul nouveau site pornographique qui se crée sans que ces rapaces mettent la main dessus.
— Nous sommes passés chez Alfredo, à la résidence Saint-Michel, mais il ne s’y trouvait pas. Ni là, ni au bizutage. Vous auriez une idée ?
— Ses parents possèdent une villa au Plessis-Robinson. Une résidence magnifique, vide la plupart du temps… Possible qu’Alfredo s’y trouve.
— Vous êtes sûr que vous n’avez plus rien à nous révéler ?
— Je vous ai tout déballé ce coup-ci… » Il s’avança dans le couloir, se retourna une ultime fois. « Vous n’avez pas garé votre voiture de police devant l’établissement, j’espère ? Ça ferait mauvais style pour mon école ! »
Avant de monter dans notre véhicule, j’annonçai : « Bon, on dépose le disque dur au SEFTI, en souhaitant que cela nous mène quelque part. Ils en ont pour longtemps, tu crois ?
— Le facteur chance tient un rôle important dans la récupération des fichiers. Ça peut aller très vite, comme prendre plusieurs jours. Un peu comme un puzzle de six mille pièces passé dans une tondeuse à gazon ; si la lame était suffisamment haute, vous retrouverez le puzzle presque intact ; par contre, si elle était assez basse pour laminer le puzzle, je ne vous garantis pas l’état des pièces… »
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Après notre passage en coup de vent au SEFTI, nous prîmes la direction du Plessis-Robinson.
Le Plessis-Robinson représentait un peu le Paradis à proximité des forges de l’Enfer parisien. Quand on flâne dans les vieilles ruelles commerçantes et animées, l’on renoue un peu avec la douceur de vivre des villages franciliens d’autrefois. Suzanne et moi aimions toucher du doigt ce coin de ciel bleu, à six kilomètres seulement de la tourmente. Ce jour-là, malheureusement, le temps n’était pas à la balade ni même aux souvenirs…
Notre voiture remonta parallèlement à l’étang Colbert, au parc Henri-Sellier, avant de dépasser une tourelle d’angle à six pans qui annonçait les abords du quartier résidentiel. Nous longeâmes, éblouis, les façades ennoblies, les toitures à la Mansart faisant jouer, sous les traits de lumière, zinc et ardoise, les balcons en ferronnerie et les corniches aussi spacieuses à elles seules que mon appartement.
Plantée au cœur de conifères à hautes tiges et de chênes, la villa s’élançait vers le ciel, avec son fronton en demi-lune et ses larges baies vitrées. Une Audi TT trônait dans l’allée, derrière le portail ouvert. Nous garâmes notre épave en bordure de la palissade et nous nous présentâmes sur le seuil en pierre marbrière. « Vache ! » souffla Crombez. « Encore un qui pète dans la soie… »