— Comment se mettre au travers du chemin d’un fantôme ?
— Raccrochez-vous à ce qu’il a fait, je vous l’ai déjà dit ! Ces meurtres sont bien réels. S’il veut que l’enfant sorte à terme, il traitera votre épouse correctement. Vu les produits qu’il a utilisés sur la fille de l’abattoir, ou la kétamine qu’il vous a administrée, il doit s’y connaître en médication. Il fera au mieux pour que l’accouchement se passe bien…
— Pour qu’il puisse tuer le bébé en toute tranquillité ensuite ?
— Il nous reste deux bons mois, Franck. Une soixantaine de jours pour mettre la main dessus…
— Quelle est la chronologie des meurtres du Père ? Que représente la fille de l’abattoir dans son itinéraire de sang ?
— Le père Michaelis avait enlevé puis torturé des jours durant Madeleine Demandolx, qu’il tenait enfermée dans l’un des donjons du couvent. Le tout, sous le secret le plus strict et avec l’aide de quelques fidèles. Accusée, elle aussi, de commerce avec le Malin, simplement parce qu’elle entretenait des relations avec des hommes différents…
— Comme Marival avec son site Internet… Ces correspondances qu’elle nourrissait avec tous ces rebuts… De quelle façon Madeleine Demandolx est-elle morte ?
— Sous le coup des supplices endurés… L’assassin prend modèle sur l’Ange rouge en ajoutant sa touche personnelle avec des tortures plus longues. Quant aux victimes, leurs péchés sont plus graves ; vie adonnée au vice pour Gad ; mutilations sur des cadavres, pour Prieur ; amoralité et maltraitance d’animaux dévoilées aux yeux du monde, pour Marival… Sans oublier votre voisine, qu’il considérait peut-être comme une sorcière, avec son don de voyance ou de prédiction… Il les a toutes punies parce que au travers de leurs actes, elles n’avaient pas la crainte de Dieu ! Elles outrepassaient les droits des mortels fixés par le Seigneur ! »
Élisabeth sortit de sa sacoche un restant de photocopies qu’elle posa sur le lit.
« Voici l’autobiographie dans sa totalité. Presque deux cents pages de monstruosités… Tout y est clairement expliqué… »
Elle s’installa à mes côtés. « Il a encore commis un meurtre entre la mort de Madeleine Demandolx et celle de Suzanne Gauffridy, la mère censée engendrer l’enfant aux six cent soixante-six démons.
— Décrivez-le-moi.
— Une femme qui avait avoué au confessionnal ses penchants homosexuels… » elle toussota nerveusement. « Il… lui a brûlé les organes génitaux et les seins… Vous savez, il a été montré que le père Michaelis a rédigé ses écrits sous l’emprise de la folie. Aucun autre ouvrage de l’époque ne retrace ces meurtres et tout porte effectivement à penser que cette autobiographie n’est qu’un ramassis de mensonges. Voilà pourquoi elle n’est mentionnée nulle part, sinon, le père Michaelis aurait été considéré comme le plus grand meurtrier en série de tous les temps…
— Je vais renforcer la sécurité chez vous. Possible que vous soyez en danger.
— Ce n’est pas la peine.
— J’insiste… » Je pensai à la vidéo visualisée dans la matinée au SETFI. L’idée que le tueur filmait pour réaliser des snuff movies m’avait semblé cohérente, rationalisant un tant soit peu le monde d’horreur dans lequel il évoluait. Mais, avec les dires d’Élisabeth, je me rendais compte à quel point je m’étais trompé.
L’Homme sans visage, l’Ange rouge, n’avait rien d’humain. Une question me taraudait. « Six cent soixante-six, cela représente bien le chiffre du Démon ?
— De la Bête, de Lucifer. Cinq démons puissants plus Lucifer donnent le premier six. Ensuite, les six jours de terribles souffrances du châtiment. Enfin, les six seront punis, Lucifer et ses hordes d’ogres, pour leurs atrocités sur les hommes. Cela donne six cent soixante-six.
— À quelle date exacte devait naître cette enfant ? Cette fille aux six cent soixante-six démons ?
— Le 25 décembre 1336.
— Il y a… six cent soixante-six années… » Élisabeth remua les lèvres, comme pour construire une parade, mais les mots se bloquèrent sur le bout de sa langue. Le calme qui, jusqu’à présent, l’avait soutenue, l’abandonna ; ses longues mains tremblèrent lorsqu’elle les posa en croix sur sa poitrine. Je murmurai : « Nous poursuivons quelque chose, Élisabeth, quelque chose de pas humain et Doudou Camélia le savait…
— Il… Il y a un détail que j’ai omis de vous signaler, Franck…
— Allez-y…
— Je… Je ne peux pas y croire…
— Dites-moi ! »
Le chuintement soudain d’un jet de vapeur faillit stopper définitivement les battements de mon cœur.
Élisabeth se plaqua par réflexe contre un mur, terrorisée. Poupette bouillonnait, vibrait, parée à affronter le rail. Je me précipitai sur elle et baissai une manette. « Vous… vous avez certainement déclenché la mise en pression en la manipulant. Je… la pensais en panne… Dites-moi, maintenant ! »
Elle se décolla du mur, prudemment. « Avant de mourir, le père Michaelis rajoute une dernière phrase, qui clôt son autobiographie : Je reviendrai sauver le monde… quand le Mal descendra à nouveau sur Terre…
— Six cent soixante-six années après la naissance prévue de cette enfant… Seigneur ! »
Le grand verre de vodka qu’Élisabeth but sec sembla lui donner un coup de fouet. Je l’accompagnai avec un verre de Four Roses dont je n’appréciai même pas la saveur. J’étais prêt, une nouvelle fois, à me laisser emporter par les flots ténébreux de l’alcool, mais une petite voix m’enjoignit de continuer à me battre pour Suzanne et le bébé.
« Je dois me raccrocher à quelque chose ou je vais péter les plombs », confiai-je à Élisabeth. « Diable ou pas, j’irai au bout… J’ai une petite piste… Le gars qui a agressé Julie Violaine, ce Manchini, a été assassiné pour éviter qu’il dévoile quelque chose de primordial. Il s’était filmé en train de l’agresser.
— Vous rigolez ?
— Ai-je l’air de plaisanter ? Je pense qu’à un moment donné, le grain de sable nommé Manchini, s’est introduit dans la mécanique parfaitement éprouvée d’une terrible machine assassine… Alors, on l’a fait disparaître discrètement en simulant un accident. En marge de notre… Ange rouge, bien entendu… Son ou ses assassins ne devaient pas se douter qu’on le retrouverait si vite et donc, dater l’heure du décès avec précision, pour en déduire qu’il ne s’agissait pas d’un accident. Je ne vois encore aucun lien avec notre affaire, mais ce lien existe, j’en suis persuadé.
— Une idée sur les auteurs du meurtre ?
— Manchini s’est déplacé précipitamment en pleine nuit, je suppose donc qu’il connaissait fort bien celui qui l’a appelé. Son portable a été subtilisé, les données de son ordinateur effacées… Je pars pour le Touquet. Je vais aller rendre une petite visite à Torpinelli père et fils.
— Ces gens-là ? Risqué, non ?
— Je veux comprendre, Élisabeth, vous saisissez ? Je… Je ne veux pas mourir sans savoir… »
Elle posa son verre vide à l’envers sur la table, comme les Russes, annonçant d’une voix réchauffée par l’alcool : « Je serai vos yeux et vos oreilles sur l’affaire. Tous les dossiers remontent jusqu’à moi. Je vous tiendrai au courant.
— Vous risquez votre place, vous le savez ?
— Vous êtes le seul qui ayez vraiment cru en moi… Et je ne peux plus vous laisser tomber, désormais… Nous le combattrons à deux… Qui que ce soit… »
* *
*
Au moment où je m’apprêtais à embarquer pour le Touquet, mon téléphone sonna.