« Commissaire… Sharko ? » Voix fébrile et hésitante à l’autre bout.
« Lui-même.
— Je suis la voisine d’Alfredo Manchini. Vous vous souvenez ? La fille avec… la gastro-entérite…
— Bien sûr. Je vous avais laissé ma carte.
— J’ai… longtemps hésité avant d’appeler… » Sanglots. « J’ai appris… qu’il avait eu… un accident… Mais je n’y crois pas vraiment…
— Pour quelle raison ?
— Passez… Je vous expliquerai… »
Son état ne s’était guère amélioré. En forme, ce devait être une belle fille, mais, pour le moment, ses yeux éraillés d’éclairs de sang et son teint cireux lui donnaient l’air d’une zombie version mauvais film des années soixante.
Elle garda ses distances. « Restez loin de moi si vous…
— Ne vous inquiétez pas. Les microbes ont plus peur de ma présence que moi, de la leur ! Racontez-moi. »
La chambre ressemblait étrangement à celle de Manchini. À croire que le bâtiment dans sa totalité servait de refuge à la populace riche du Tout-Paris. Elle s’humecta le bout de la langue dans un verre où dansait une aspirine, grimaça et avala le tout.
« Alfredo m’a confié une clé, il y a trois jours, me demandant de la garder avec moi et de la donner à la police s’il lui arrivait quelque chose. Mais… »
Elle me tendit la petite clé.
« Vous avez une idée de ce qu’elle ouvre ?
— Il m’a parlé d’un coffre dissimulé dans un bureau de la villa de ses parents… Ce sont des CD ROM… importants…
— Vous savez ce qu’ils contiennent ?
— Non. »
Je serrai les poings. « Vous auriez dû nous en parler la première fois !
— Il voulait que je la donne uniquement s’il lui arrivait un malheur ! Il avait confiance en moi ! »
Elle se mit de nouveau à pleurer. Je m’enquis doucement : « Vous m’avez dit au téléphone, tout à l’heure, que vous ne croyiez pas à l’accident…
— En effet… L’histoire de la clé, déjà… Puis les bruits, cette nuit-là… Alfredo n’était plus le même, ces derniers temps. On aurait dit que quelque chose le tracassait, qu’il avait peur…
— De quoi, à votre avis ?
— Difficile à dire. Nous dînions assez souvent ensemble et je l’ai senti distant, plus silencieux. Il ne mangeait plus beaucoup, ne sortait plus non plus…
— Vous étiez proches ? »
Elle hésita une fraction de seconde. « Amis, uniquement.
— Vous n’étiez pas attirée par lui, ni lui par vous ? »
Nouvelle hésitation, plus franche. « Alfredo n’était pas mon genre de mec…
— Et vous n’étiez pas son genre de fille ?
— Exactement. »
Je m’approchai d’elle et lui pris la main. « Vous me dites la vérité, maintenant ? Alfredo est mort et, tout comme vous, j’ai la conviction qu’il a été assassiné. Si nous voulons punir les auteurs du crime, vous devez tout me raconter. »
Elle se laissa choir dans un fauteuil à oreillettes, la tête rejetée vers l’arrière. « D’accord. J’étais accro à Alfredo. Un beau gosse, Rital et balèze, par-dessus tout. Mais… Il a toujours refusé… Je ne sais pas pourquoi… »
Ses yeux se noyèrent dans les brumes. Je pensai au film de Manchini, à ces scènes sordides de l’agression de Violaine. Je lui tendis un mouchoir de papier avec lequel elle essuya son front ruisselant de sueur et de maladie.
Je l’interrogeai : « Alfredo était-il fortiche en informatique ?
— Vous plaisantez ? C’était un dieu ! Capable de pirater n’importe quel serveur en moins d’une heure. Il tuait son temps à hacker des sites pornos, récupérer des listes de mots de passe et les mettre à disposition gratuitement sur des forums…
— Vous avez fait ce qu’il fallait, avec la clé. Vous savez, je crois que Manchini refusait de coucher avec vous parce qu’il voulait vous protéger de lui-même, de ce qu’il était réellement.
— Vous savez des choses que j’ignore ? Dites-moi ce que vous avez découvert ! »
Je me levai et pris la direction de la porte. « Manchini était malade, à deux doigts de sombrer dans la folie meurtrière. Il aurait pu faire du mal à énormément de personnes, vous y compris… »
Deux plantons tuaient le temps aux abords de la villa de Manchini en grillant une cigarette, dos collés contre la tôle d’un véhicule de fonction.
« Commissaire ! Qu’est-ce que vous faites là ? Vous savez que vous n’avez…
— Que je n’ai pas quoi ?
— C’est… c’est le divisionnaire… Il nous a interdit de…
— Je dois juste vérifier quelque chose… De très, très important… cela ne prendra que quelques minutes. »
Le planton adressa un regard perdu à son collègue qui fit mine de ne rien entendre. « Vous… Vous êtes sûr que vous n’allez pas nous mettre dans l’embarras, commissaire ? Uniquement quelques minutes ?
— Oui. J’entre et je ressors, comme le vent ! » Je pénétrai et montai directement à l’étage.
Après avoir jeté un rapide coup d’œil dans les différentes chambres, je découvris un vaste bureau d’affaires. La pièce restait sombre malgré la fenêtre par laquelle brillait le soleil timide d’automne. Pas de trace de coffre. Je me dirigeai vers la massive bibliothèque plaquée contre un mur, face au bureau. Livres d’économie, de marketing, d’informatique, probablement jamais ouverts, parfaitement alignés et rangés alphabétiquement par thèmes.
Le meuble en chêne était bien trop imposant pour espérer le déplacer et, même en glissant un regard entre la bibliothèque et le mur, je ne décelai aucun relief laissant présager la présence d’un coffre. Passant une main sur le contour du meuble, puis entre les étagères, je sentis, sous le panneau qui soutenait la deuxième rangée de livres, un petit interrupteur sur lequel je m’empressai d’appuyer.
Bruit de piston, un système mécanique éventra l’étagère en deux. Le pan gauche se désolidarisa du pan droit et le coffre, un AL-KO AMC, apparut, encastré dans une partie du mur dissimulée par la bibliothèque.
Je n’eus pas besoin d’utiliser la clé. Quelqu’un était passé ici avant moi. La serrure avait été percée et la porte s’entrebâillait légèrement.
Bien entendu, l’intérieur du coffre était vide.
Une bourrasque de rage me fit serrer les deux poings. Mes prédécesseurs n’avaient pas fait le travail à moitié. Plus aucune trace de poussière d’acier laissée par le perçage, que ce fût sur les livres, le sol ou le mur…
La chance de me rapprocher de la vérité venait de me passer sous le nez. Mais, à présent, je savais que je ne me déplacerais pas pour rien au Touquet…
Chapitre quatorze
Alphonso Torpinelli Junior. Un serpent échappé des Enfers, une bête maléfique, curieuse et affamée, qui écrasait à coups de sabots les microbes qui osaient se dresser devant lui. Un homme puissant, très puissant ; un esprit malin qui brassait des milliards d’euros sur le marché le plus prolifique de tous les temps, le sexe.
Il avait su évincer du circuit son vieux père, un homme plutôt respectable. Le patriarche, atteint d’une tumeur au cerveau, avait été opéré une première fois avec succès ; mais le gliome s’était redéveloppé et sa position beaucoup trop risquée en interdisait l’ablation. Les spécialistes lui laissaient au maximum quatre mois à vivre.
On soupçonnait Alphonso Torpinelli de toutes les corruptions possibles et imaginables. Traite des Blanches, réseaux de prostituées dans les pays de l’Est, pédophilie et tout ce que le vice pouvait engendrer en ce bas-monde. Mais les malheureux qui avaient tenté l’expérience de fourrer le nez dans ses affaires, devaient, à l’heure actuelle, avoir nourri une bonne cinquantaine de grands requins blancs de l’océan Pacifique.