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Sur l’esplanade du Touquet, la lune déjà bien en place jouait avec les vagues, les faisant scintiller au moment où elles se brisaient sur la plage déserte. Plus proche de Stella-Plage, au bout d’une jetée où s’accrochaient des paquets de moules, je devinai le bruissement d’ailes des dernières mouettes occupées à récolter les têtes coupées des maquereaux, laissées à l’abandon par les pêcheurs sur le gros dos de la mer. Un petit vent de terre soulevait des tourbillons de sable, déposant les grains sur les cabines fermées des vacanciers avant de les emmener à nouveau vers le large.

Dans la chambre de l’hôtel, je lus, page après page, horreur après horreur, l’ouvrage photocopié du père Michaelis et la grande main crochue de l’amertume s’abattit sur mes épaules comme une vague géante. Je priai Dieu pour que ce récit ne fût que le fruit de son imagination, mais je ne pus m’empêcher de penser que ce sanglant itinéraire avait sans doute réellement existé et que… l’Ange rouge était peut-être de retour…

Je priai pour ces victimes que je ne connaissais pas, je priai pour celles qui avaient croisé le chemin de l’Homme sans visage, je priai pour ma femme et mon futur bébé. Si un génie avait pu jaillir d’une lampe que j’aurais frottée un peu trop fort pour exaucer un seul de mes souhaits, je lui aurais demandé de nous emmener tous trois loin d’ici, de nous déposer sur une île déserte où il n’y aurait ni téléphone, ni radio. Juste nous trois, loin de l’haleine fétide de ce monde, loin de ces routes de sang et de ces visages horribles à regarder…

J’essayai à nouveau de tresser les brins de corde, de rapprocher les morceaux pour constituer un assemblage solide, mais je n’y arrivai pas. Manchini, l’Ange rouge, BDSM4Y… Liés par le vice, évoluant dans l’univers secret de ce qu’il ne faut pas voir, de ce qu’il vaut mieux ignorer si l’on veut vieillir en paix.

Je songeai à la découverte d’Élisabeth, à la façon dont son enquête littéraire l’avait conduite dans les bras du père Michaelis. Cherchant un parallèle avec les indices. Le cadre du phare accroché au mur. La photo du fermier, puis la lettre qui nous avaient orientés vers la piste religieuse. La scène du crime, cette expression du visage de Martine Prieur nous permettant de faire le rapprochement avec le buste sculpté par Juan de Juni. Nous en avions déduit un rapport entre les victimes, cette volonté de punir la douleur par la douleur. Le tueur m’avait ensuite dévoilé, au moyen de la pince à cheveux, qu’il détenait ma femme. Puis cette phrase, trop flagrante, où il reprenait mot pour mot les propos d’un Père meurtrier…

Il nous manipulait ; il traçait lui-même le fil de l’enquête, nous orientant dans les directions qu’il avait choisies pour nous. Nous étions entrés dans son plan diabolique sans même nous en rendre compte… Il jouait avec nos esprits et tendait les fils de nos âmes à sa guise… Il possédait d’évidents talents de psychologie, de machiavélisme…

Et si seulement il ne pouvait y avoir que cela ! Il avait deviné le don de Doudou Camélia, il avait su Suzanne enceinte ! À chaque fois, il me précédait d’un souffle, je n’évoluais que dans son sillage mortel, incapable de prendre les devants. Je poursuivais une ombre, une entité à la force de l’impossible…

De son côté, Manchini avait porté un terrible secret. Un secret qui avait poussé quelqu’un à commettre un crime de plus.

Cette nuit-là, je n’eus plus peur de mourir. Mais peur de ne jamais connaître la vérité…

* *

*

Le gardien borgne de la somptueuse villa des Torpinelli me tomba dessus, sans même me laisser appuyer sur la sonnette de l’immense portail hérissé de pointes métalliques. Il affichait une cicatrice esthétiquement incurvée sur la joue gauche, dont une pointe venait mourir sur le bord de son cache-œil noir en cuir. Sa longue chevelure or serpentait jusqu’aux épaules, lui donnant l’air d’un lion déchu, un roi de la jungle qui aurait reçu un coup de patte meurtrier dans un combat à la régulière. Quand il se pencha à la fenêtre, je devinai qu’il n’avait jamais dû sourire de sa vie.

« Quelque chose me porte à penser que vous vous êtes égaré » me souffla-t-il avec une main sous le veston.

« Pas vraiment. Je suis venu voir monsieur Torpinelli, père de préférence, fils, sinon… »

Un autre gardien, talkie-walkie à la main, remontait l’allée dans notre direction. Le lion déchu me demanda, la main plaquée sur ma portière ouverte : « Vous avez rendez-vous ?

— Je suis venu tenir un brin de causette à propos du neveu, Alfredo Manchini. »

Il scruta ma plaque d’immatriculation. « Police ?

— Quel œil ! » Je collai ma carte que je n’avais pas rendue à Leclerc sur la tôle bleue du véhicule. « DCPJ de Paris. »

Il me fusilla de son demi-regard. Son acolyte continuait à marmonner dans son talkie-walkie. À eux deux, ils étaient plus larges de carrure que les équipiers alignés des Blacks. Deux rouleaux compresseurs, un blond platine et un Noir au crâne lisse comme l’ébène. La caméra de surveillance, accrochée sur l’un des battants du portail, tendit son œil de verre dans ma direction. Bruit de mécanique, ajustement des optiques. J’ajoutai : « Alfredo Manchini est mort et, vous savez, je dois faire mon boulot…

— Et ton boulot consiste à venir flirter avec la mort ? » me balança le grand Black. « Tu crois que tu vas entrer comme ça ?

— Je peux revenir avec du beau monde », répliquai-je en fixant la caméra. « Mais je préférerais que nous réglions ça tranquillement, entre nous. »

Le talkie-walkie du beau blond émit un chuintement qui le fit s’éloigner un instant.

Il revint, me dévoilant autant de dents que de touches d’un clavier de piano. « Laisse-le passer ! » dit-il en s’adressant à Crâne-d’Ébène. « Accompagne-le jusqu’à l’atrium… Le patron s’amuse. »

Ils procédèrent à la fouille réglementaire et me confisquèrent mon vieux Smith & Wesson que je gardais d’ordinaire sous le siège conducteur de ma voiture. « Tu récupéreras ton joujou en repartant », se gaussa Gueule-d’amour.

« Ne t’amoche pas l’autre œil avec », rétorquai-je en lui tendant mon feu par le canon. Il grogna un coup et reprit son poste.

La demeure apparut au détour d’un boqueteau de sapins, à presque trois cents mètres de la grille d’entrée. Le terrain était si vaste que l’on n’en voyait pas les limites et Dieu sait qu’elles existaient, gardées par une demi-douzaine de porte-flingues. À côté du palace que je découvrais ici, la villa du Plessis ressemblait à une boîte d’allumettes.

Crâne-d’Ébène me conduisit dans une pièce confinée, l’atrium, où je crus effectuer un saut dans le temps de plus de deux millénaires. Trois gladiateurs croisaient le fer au centre d’une piste circulaire de sable. Deux d’entre eux, un rétiaire armé d’un filet et d’un trident, et un hoplomaque, équipé d’un lourd bouclier rectangulaire et d’une épée longue, s’érigeaient contre le troisième, un secutor à l’allure plus vive et à l’équipement extrêmement léger.

Les armes de bois conçues pour le jeu sifflaient dans l’air comme des feux d’artifice. Le secutor esquiva le trident, se plia sur la gauche au ras du sol et envoya un monumental coup d’épée dans le flanc nu du rétiaire, qui gémit avant de s’effondrer, les deux bras en avant.

« Ça suffit ! » ordonna le secutor. Ses deux adversaires s’écartèrent en haletant, boitillant, et disparurent dans le vestiaire situé à l’arrière de l’atrium. Le secutor leva la visière de son casque et je reconnus le visage trempé de sueur de Torpinelli Junior. Il me désigna des présentoirs sur lesquels reposait une quantité effroyable d’armes et de protections en cuir de l’époque romaine.

« Choisissez », me proposa-t-il. « Il y en a pour tous les goûts et chaque tempérament doit y trouver son compte. Je vous attends. Battez-moi et nous parlerons. Sinon, il faudra revenir une autre fois, avec autre chose que votre pauvre carte de police… Et soyez plus combatif que ces deux idiots.