— Alfredo Manchini était une chauve-souris vampire ?
— La pire de toutes. Vous savez, il avait un réel problème avec les femmes.
— C’est-à-dire ?
— Je le voyais à son air de vicieux face à l’écran quand il matait mes hardeuses. Le type calme et frustré qui cache un volcan en lui. Je lui ai souvent proposé de s’envoyer une des filles, voire plusieurs, mais il a toujours refusé. Alors une nuit, pendant qu’il dormait, j’ai demandé à l’une d’entre elles d’aller lui faire… une petite surprise… Je voulais voir sa réaction… Il… m’intriguait vraiment.
— Et ?
— La chauve-souris vampire s’est réveillée…
— Mais encore ?
— Il l’a ligotée pendant plusieurs heures puis l’a baisée jusqu’au petit matin. Il avait la queue en flammes et on a dû la fourrer dans un gant de toilette rempli de glaçons. Intéressant comme les gens changent quand ils pensent avec la queue, non ? » Il coiffa ses cheveux vers l’arrière et les plaqua avec une couche de gomina. Le peigne pliable finit dans la poche intérieure de sa veste.
« Votre cousin avait peur de quelque chose ou de quelqu’un. Vous en avait-il parlé ?
— Non. Ce n’était pas son genre d’exposer ses soucis. Nous avons tous les nôtres. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de personnes qui veulent me faire la peau.
— Si, j’imagine… »
Il se leva et se rhabilla. Je fis de même avec mes propres vêtements, laissant ceux que l’on m’avait apporté sur le banc.
« Votre cousin a agressé l’une de ses professeurs. Nous l’avons retrouvée ligotée et torturée, nue sur son lit. »
Il jeta sa serviette avec violence sur le sol. « Le sale enfoiré ! Ça ne m’étonne pas de lui ! Frustré de mes deux !
— Vous ne le portez pas dans votre cœur, me semble-t-il.
— Pas spécialement… Cet abruti était plein aux as. Et tout ce qu’il a trouvé à faire, c’est d’aller perdre son temps dans une école d’ingénieurs de merde ! Une honte pour notre famille !
— Apparemment, avant de mourir, il s’est bien rattrapé ! Et faisait aussi preuve d’un certain talent pour la vidéo, je crois que son petit film se serait très bien vendu…
— Qu’est-ce que vous me racontez ?
— Votre cousin s’est filmé en train de torturer cette enseignante. »
L’annonce l’immobilisa un instant. « Vous avez découvert ce film où ?
— En quoi cela vous intéresse-t-il ?
— Je veux juste savoir.
— Sur son ordinateur… Le ou les crétins qui ont essayé d’effacer les données de son PC devraient aller se… rhabiller… »
Il me démolit du regard. Je recadrai : « Cette hardeuse qu’il s’est envoyée, elle ne s’est pas plainte des tendances sadomasos de votre cousin ? Elle s’est laissé faire ?
— C’est son quotidien. Elles aiment ça, les salopes. C’est ce qui rapporte, le bizarre, le SM, le bondage. De nos jours, le public attend autre chose que la simple pornographie brute de fonderie.
— Comme le viol filmé en direct ?
— Ouais. Un bon filon. Mais je suppose que vous n’êtes pas idiot, vous savez qu’il s’agit de faux ?
— Moi, oui. Mais les malades qui visionnent ces films le savent-ils vraiment ?
— C’est pas mes oignons. »
J’enfournai ma cravate dans ma poche et laissai mon col de chemise ouvert. « Il me semble que votre père n’apprécie pas vraiment ce que vous faites. »
J’eus l’impression que des flammes allaient jaillir de ses narines. « Ne parlez pas de mon père ! Il n’a plus les capacités de diriger les opérations ! Et je ne fais que m’adapter à la demande ! Attention à ce que vous dites, commissaire ! »
Je scrutai chaque trait de son visage. « BDSM4Y, vous connaissez ? »
Aucune réaction. S’il cachait son jeu, il le cachait bien. « Ce sigle ne me dit rien.
— Jusqu’où vont les demandes de vos clients en matière de bizarrerie ?
— Si vous saviez comme ils sont imaginatifs ! Mais je ne crois pas nécessaire de vous décrire ce genre de choses. Vous commencer à m’irriter sérieusement avec vos questions. Abrégez, ou je vous fais raccompagner !
— Vous n’avez jamais eu des demandes de snuff movie ?
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Snuff movie vous connaissez ? »
Il tira la porte du vestiaire. « Victor ! Victor !
— Répondez ! »
Il me tira par le col de veste et me plaqua contre le mur humide de vapeur. « Ne répète plus jamais ce mot devant moi, fils de pute ! Maintenant, tu vas ouvrir grand tes oreilles, commissaire ! Tu mets encore un pied ici, t’es mort ! C’est très dangereux de venir seul, on ne sait jamais ce qui peut arriver ! Alors, si t’oses te pointer, viens bien accompagné ! »
Je me dégageai de son étreinte en le poussant avec violence, me retenant de le démolir. Si je levais le bras sur lui, j’étais cuit. J’osai quand même. « Toi, tu vas m’écouter ! Je ne vais pas te rater ! Si je découvre la moindre entourloupe à ton sujet, si tu pètes ailleurs que dans ton froc, je serai là pour te coincer. Je ne sais pas ce que tu caches, ni pourquoi toi ou l’un de tes affreux avez éliminé Manchini, mais je le découvrirai. »
Crâne-d’Ébène se mit en travers de mon chemin, bras croisés. « Fous-moi ça dehors !!! » hurla Torpinelli. « T’es un homme mort ! »
Je prévins Crâne-d’Ébène. « Tu me touches, je t’explose ta sale cervelle ! »
Il me laissa circuler, un sourire d’Oncle Ben’s aux lèvres. Au sortir de l’atrium, au sommet de l’escalier en marbre, peinait à se déplacer le vieux Torpinelli, courbé sur une canne. Je crus lire sur ses lèvres EN-TER-RE-MENT avant qu’il ne disparût dans le couloir, voûté comme un pape.
Crâne-d’Ébène me colla jusqu’à la sortie, où Gueule-d’amour, le lion déchu, me décocha un sourire narquois. « T’espérais quoi, monsieur le P-O-L-I-C-I-E-R ?
— Tu as déjà pensé à te présenter aux élections pour le Front National ? » rétorquai-je. « Tu me fais penser à quelqu’un, mais je ne me rappelle plus qui. »
Il lança mon Smith & Wesson sur le siège conducteur de ma voiture. « Tire-toi ! Tire-toi loin, très loin d’ici !
— Je ne serai jamais bien loin… Et quand je reviendrai, tu seras le premier à le savoir.
— Surveille bien tes arrières, alors… » Enterrement… Le vieux Torpinelli venait de me fixer un rendez-vous.
* *
*
Je me voyais mal débarquer au milieu de la cérémonie funéraire et m’approcher du vieux en lui demandant un truc du genre : Alors monsieur, racontez-moi ce que votre fils a fait de mal ! À l’évidence, mieux valait jouer la prudence. Par un moyen ou un autre, s’il le désirait vraiment, le patriarche tenterait de prendre contact avec moi.
L’enterrement d’Alfredo Manchini devait se dérouler dans l’après-midi au cimetière du Touquet. Une pluie horriblement cinglante, chargée de l’air du nord, se déversait du ciel noir depuis la fin de matinée. Je fis plusieurs fois le tour du cimetière. D’abord en voiture, en longeant les palissades pour constater, à regret, que je n’avais aucun point de vue sur l’intérieur. Puis à pied, afin d’essayer de me dénicher une planque pour observer la cérémonie sans risque. La fosse avait été creusée au bout de la dixième allée, sous un if, protégée par une bâche bleue. Mon analyse fut brève. Si je voulais dégoter une place de choix aux réjouissantes festivités, il fallait absolument me trouver au cœur du brasier, dans le cimetière.
À 15 h 00 tapantes, le cortège funéraire assombrit la rue alors qu’au loin, les cloches de l’église tintaient encore. De longues berlines noires, des vitres teintées, des regards derrière des lunettes de circonstance, se suivaient dans un silence à peine perturbé par le soupir de la pluie. J’avais garé mon véhicule dans un parking résidentiel à presque un kilomètre du cimetière. Je me terrai dans le hall d’un immeuble, bien au sec, ma paire de Zweiss à la main.