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Il n’y avait qu’une vingtaine de personnes. Je supposai que les Torpinelli avaient préféré un enterrement sans éclat médiatique. Vite passé, vite oublié… Le vieux sortit en dernier, accompagné par deux porte-parapluies qui le collaient comme son ombre.

La pluie m’arrangeait, elle n’aurait pas pu mieux tomber. Déployant un vaste parapluie, une dizaine de minutes après le début de la cérémonie, je pénétrai discrètement dans le cimetière, me dirigeant vers l’extrémité opposée à celle où s’amassaient vestes et cravates noires. Je portais un bouquet de chrysanthèmes, pour me disculper de tout soupçon. Le vieux se tenait plus en retrait, installé sur une chaise pliante, ses jambes semblant à présent incapables de soutenir le poids de son corps. De temps en temps, il scrutait l’ensemble des tombes, derrière lui. Je m’arrangeai, en me décalant de deux allées, pour me situer dans son champ de vision. Lorsqu’il tourna un regard dans ma direction, je levai mon parapluie pour qu’il distingue mon visage, puis le rabaissai aussitôt lorsque Gueule-d’amour jeta une œillade perçante vers moi. Je fis mine de nettoyer la tombe. Le lion déchu enfonça la main sous sa veste, avança dans ma direction, mais le vieux le rappela à l’ordre et lui murmura quelque chose à l’oreille. Il venait d’éviter ce qui, dans un sens comme dans un autre, aurait conduit à un incident inévitable.

Un corbeau se posa à côté de moi et, les ailes déployées telles deux capes, le cou tendu, se glissa entre deux sépultures pour y picorer des vers de terre. La pluie drue me dévorait les épaules et le froid pénétrait en moi sous l’effet des violentes bourrasques. Mon parapluie faillit se retourner mais tint bon. Gueule-d’amour m’avait à l’œil. Il m’avait reconnu. De temps en temps, il posait sa main devant son imperméable et mimait, deux doigts tendus et le pouce replié sur l’index, la forme d’un revolver. Il n’attendait qu’une chose, que je m’avance.

Cependant, je pris soin de rester à l’écart et de patienter. Je cherchais déjà comment j’allais pouvoir fuir du cimetière sans passer par l’entrée principale et, surtout, sans me retrouver le corps criblé de balles…

L’inhumation dura à peine un quart d’heure et je me demandai, au départ des premiers participants, de quelle façon allait procéder le vieux pour se mettre en contact avec moi. Je le vis insister auprès de son fils pour se recueillir encore un instant. Il se leva de sa chaise, passa les mains dans le dos. Il serrait une pochette de plastique pliée. Réalisant le signe de la croix devant la tombe, il arrangea ensuite une couronne mortuaire et déposa, j’en avais la quasi-certitude, l’enveloppe plastifiée sous l’un des pots de fleurs, au bord du couvercle de marbre.

L’affaire se corsa vraiment cinq minutes plus tard. Alors que je pensais avoir entendu les derniers ronflements de moteurs, deux ombres fichtrement trapues se découpèrent à l’entrée du cimetière, dont une longue chevelure blonde ruisselante de pluie. Gueule-d’amour. Il choisit une allée médiane, son acolyte étrangement noir contournant par l’extrémité sud, celle où je me tenais. Ils avaient troqué leurs parapluies contre des Beretta et, à constater leur allure déterminée, je compris qu’ils venaient pour me tailler autre chose qu’un brin de causette.

Le corbeau assombrit le tableau d’un long croassement qui aurait fait peur à un mort. Jetant mon parapluie, je dégainai mon vieux Smith & Wesson et me faufilai au travers des allées en chevauchant les tombes, baissé de manière à disparaître derrière les marbres. Les cous de mes poursuivants se tendirent comme ceux des furets, puis ils accélérèrent leurs foulées, tout en restant prudents. Je me précipitai, dos voûté, vers la tombe de Manchini, levai le pot de fleurs, m’emparai de la chemise plastifiée et la fourrai dans ma poche.

Au même moment, une balle faillit me décoller l’oreille gauche. Un vase de marbre explosa. Le corbeau s’envola mais, dégommé en plein vol, vint s’écraser à une dizaine de mètres de moi. Je m’accroupis derrière une stèle, les genoux dans la boue, et logeai une balle dans le tronc d’arbre derrière lequel se camouflait Gueule-d’amour. Du coin de l’œil, je surveillai Crâne-d’Ébène, dont l’ombre noire se faufilait entre les colonnes funéraires, quatre divisions plus loin. Le coup de feu dut les refroidir un instant, ils ne bougèrent plus de leurs planques. J’en profitai pour remonter l’allée et, dos cassé, me rapprochai de l’entrée annexe que j’avais repérée auparavant, à l’arrière du cimetière. Les balles fusèrent à nouveau. Un morceau de stèle vola, un autre projectile ricocha sur la surface marbrée d’un caveau avant de se ficher quelque part pas loin. Je me plaquai au sol, vidai au jugé la moitié de mon chargeur avant de me relever, pour riper le long de la palissade où je me trouvais sacrement à découvert.

Au moment où j’allais être hors d’atteinte, je sentis un éclair dans l’épaule droite comme si l’on m’avait enfoncé un poignard. Le sang ruissela sur mon imperméable et se mêla à la pluie en un rouge sale. Malgré le faisceau de douleur, je m’élançai sur la route, parcourus une centaine de mètres et arrêtai une voiture en me plaçant au milieu de la chaussée, arme pointée en avant.

Les pneus crissèrent, le regard sous l’habitacle se voila d’effroi lorsque je me jetai sur le siège arrière en hurlant : « Je suis de la police, roulez !!! » Pas besoin de le dire deux fois ! Le chauffeur enfonça l’accélérateur au maximum, la voiture dérapa et finit par filer plein champ. Mes deux poursuivants, haletant comme des marmites chaudes, apparurent au moment où nous prenions un virage.

« Déposez-moi aux urgences… » dis-je au chauffeur sur un ton qui se voulait doux. « Et merci pour le service…

— Je n’ai pas vraiment eu le choix », répliqua-t-il avec justesse.

* *

*

La balle avait effleuré le deltoïde, abandonnant un petit sillon sanguinolent sur le dessus de mon épaule. En définitive, je m’en tirais avec cinq points de suture et un pansement serré. Ma carcasse de flic en avait vu d’autres.

Une fois à l’hôtel, enfermé dans ma chambre, je pris la pochette plastifiée et en sortis une feuille pliée, à l’intérieur de laquelle se cachait une autre feuille. Malgré la protection, une partie du papier avait bu l’eau, l’encre avait déteint et coulé comme des larmes sur un visage. Mais l’ensemble restait lisible. Je reconnus une écriture hésitante et fragile, celle d’un mourant. La première lettre disait :

« Je ne sais pas qui vous êtes, mais j’ai vu votre plaque d’immatriculation me signalant que vous représentez la loi. Votre présence aujourd’hui est un signe. Dites-moi ce que cache mon fils. D’importants virements bancaires sont régulièrement effectués de comptes clients vers l’un de ses comptes. Des sommes astronomiques. J’ai volé un nom dans son carnet d’adresses : Georges Dulac, qui vit à l’autre bout de la ville. Restez discret, ou il me tuera. Et même s’il ne me reste plus beaucoup de temps à vivre, je veux connaître la vérité. Je suis surveillé ici, alors ne cherchez surtout pas à entrer en contact avec moi. Il ne vous le permettra pas… Vous me laisserez un message sous le pot de fleurs demain. Je passerai au cimetière à 15 h 00…

Quoi qu’on en pense, je suis un homme d’honneur, monsieur. Si mon fils bafoue la loi et cet empire que j’ai tant peiné à construire, il faudra qu’il paie. »

Le second papier représentait l’impression d’un écran d’ordinateur, sur lequel apparaissait le nom de Dulac, avec des dates de virements bancaires. Un document qui n’avait rien d’officiel. Juste des chiffres posés dans une grille. 15 avril, trente mille euros. 30 avril, cinquante mille euros… Et ainsi de suite, tous les quinze jours, depuis avril, avec des pointes à deux cent mille euros au début du mois de septembre… Un calcul rapide m’amena à une somme d’environ cinq millions d’euros, en même pas six mois… Je crus deviner ce que représentaient ces transactions et priai Seigneur Dieu pour qu’il en fut autrement…