Je me précipitai vers la fenêtre. Georges Dulac, m’apercevant lorsque j’écartai le rideau, se réengouffra dans sa Porsche. Je me ruai dans l’escalier, sautai les dix dernières marches à la limite de me rompre le dos et m’écrasai sur le sol, mon épaule blessée m’empêchant de me rééquilibrer. Ma veste se déchira, je me relevai et, malgré l’élancement lancinant, me jetai dans l’allée. La voiture disparaissait déjà au bout de la rue en vrombissant…
Au moment où je voulus braquer le volant de mon véhicule, mon épaule m’envoya un tel reflux de douleur que je dus abdiquer. La plaie s’était rouverte pendant ma chute dans l’escalier…
J’appelai le commissariat local, déclinai mon identité et leur demandai de se mettre de toute urgence à la poursuite d’une Porsche grise immatriculée 7068 NF 62 et d’envoyer une équipe rue des Platanes.
Je rejoignis la vieille dame couchée, recroquevillée sur elle-même. Elle se redressa, le chignon défait, le visage peint d’une indescriptible détresse. Elle me pressa la main avec la force vive du désespoir.
« Dites-moi que tout ceci n’est qu’un mauvais rêve… Je vous en supplie…
— J’aimerais… Mais je ne peux pas… où se trouve votre boîte à pharmacie ? Vite !
— Salle de bains… »
J’enlevai ma veste, ma chemise, puis le pansement collé par le sang coagulé. Je déroulai des bandelettes de gaze stériles, les serrai de toutes mes forces autour de la plaie, si fort que je crus me casser toutes les dents tellement la douleur irradiait. La chemise et la veste réenfîlées, je courus vers le bureau, éjectai le CD ROM du PC et en enfonçai un autre. Neige, image brouillée, mise au point de la caméra, puis une date, en bas. Cinq octobre 2002, le lendemain de la mort de Doudou Camélia.
Je compris… Je compris de quoi il s’agissait. Un long cri me vida les poumons, puis un autre et encore un autre… Des pas fébriles résonnèrent dans le couloir, la vieille dame passa la tête par l’embrasure de la porte, faillit faire demi-tour puis vint à mes côtés, me glissa une main douce dans les cheveux. Et je la serrai… et je pleurai… tellement…
Une rage folle m’arracha de là. M’emparant de tous les CD ROM, je les fourrai dans le coffre-fort que je fermai à clé et dévalai l’escalier. Dans ma voiture, la douleur de mon épaule me cloua au siège lorsque j’exécutai mon demi-tour. Je dus lâcher le volant, l’arrière de la berline percuta une gigantesque borne de granit. Mon pare-chocs resta sur le sol et, après quelques manœuvres, je réussis à prendre la route en direction de chez Torpinelli. D’une main, je récupérai tous les chargeurs empilés dans la boîte à gants, les glissant dans mes poches tout en grillant un feu tricolore, et manquai de percuter une voiture qui venait sur ma droite. Mon rétroviseur me renvoya la lumière bleutée d’un gyrophare, une voiture de police surgit du carrefour et essaya de me rabattre sur le bas-côté à coups de volant hasardeux. J’accélérai, fonçai comme une torpille dans les rues désertes du Touquet, la main gauche me pressant l’épaule droite. La douleur s’intensifiait, mais elle me stimulait et rien, à présent, ne m’empêcherait d’aller au bout. Je surpris mes poursuivants en braquant à quatre-vingt-dix degrés dans une allée transverse. Je faillis m’évanouir sous les assauts de la souffrance. À l’arrière, à plus de trois cents mètres, mes poursuivants réapparurent, sirènes hurlantes. Après trois autres facéties de ce genre, ils finirent par sortir de mon champ de vision et le bruit s’estompa.
Au niveau de l’entrée des Torpinelli, je tirai le frein à main, provoquant le pivotement de la voiture à angle droit. Je m’attendais à l’accueil de Gueule-d’amour et de ses acolytes, mais ils repeignaient le sol, têtes explosées de plusieurs balles.
Une colonne de fumée noir corbeau tourbillonnait devant moi. Et, au bout de l’allée, je distinguai la Porsche en flammes encastrée dans le mur de la façade. Les boiseries extérieures et les branches des arbustes commençaient aussi à prendre feu.
À proximité de la maison, j’écrasai la pédale de frein. Le pare-brise était constellé d’impacts de balles. Dulac gisait, la tête éclatée contre la vitre. Je me ruai à l’intérieur alors que les sirènes se manifestaient. J’entendis des cris, des coups de feu, le ronflement caractéristique d’une Kalashnikov, puis plus rien, plus un bruit, à part le doux crépitement des flammes qui devenait colère.
Le vieux Torpinelli se tenait couché sur le sol, au bas de l’escalier, la mitraillette entre les jambes. Son fils, criblé de balles, ouvrait la bouche au ciel, les yeux curieux, abandonnés à la mort. Je me dirigeai vers l’homme, lui tendis la main. « Venez, il faut sortir d’ici, et vite ! »
Un jet de sang gicla par l’orifice béant de sa poitrine. Il trouva la force de me tendre une disquette, l’âme sur les lèvres. « J’ai… j’ai tout… découvert… Mon fils…
— Qui réalise ces films ? Dites-moi qui réalise ces films ! » Je le secouai par le col de sa chemise. Sa santé, sa vie m’importaient peu. Je voulais qu’il me livre, dans un dernier soupir, les horribles secrets détenus par son fils. « Dites-le-moi ! Dites-le-moi ! » Un dernier souffle l’arracha à la vie. Je me mis à hurler « Noooon ! »
L’épaisse fumée qui, à présent, s’engouffrait par l’entrée, me fit prendre conscience que je parlais à un mort. Je saisis la disquette de la main repliée de Torpinelli, la fourrai dans la poche intérieure de ma veste et me propulsai à l’extérieur, le visage enfoui dans mon col.
Trois véhicules de police barraient l’entrée de la grille. On me somma de poser mon arme sur le sol. « Je suis de la police ! » hurlai-je.
« Posez votre arme ! » envoya un mégaphone. « Posez votre arme, ou on tire ! »
J’obtempérai, alors que, devant moi, la maison partait en fumée.
* *
*
Le divisionnaire Leclerc ainsi que le lieutenant Sibersky débarquèrent au commissariat du Touquet trois heures après ma course-poursuite spectaculaire. On me laissa mijoter un quart d’heure supplémentaire dans la salle d’interrogatoire. J’avais affaire à une batterie d’incompétents. Pas un col bleu ne comprenant le moindre mot de ce que je racontais, j’avais donc demandé à ce qu’on me laissât dans mon coin jusqu’à l’arrivée de mes collègues.
À l’heure de la délivrance, des brigadiers entrèrent dans la salle et m’accompagnèrent jusqu’au bureau du capitaine Mahieu.
« En route ! » lança Leclerc en claquant une main qui se voulait chaleureuse sur mon épaule en feu. J’émis un cri strident, genre chien à qui l’on écrase une patte sans le faire exprès. « Oh ! Désolé ! » dit-il en portant la main devant la bouche.
Sibersky s’approcha de moi. Son visage avait désenflé.
« Heureux de vous voir en vie, commissaire. J’espère que vous allez pouvoir nous éclairer sur ce merdier.
— Il y a des survivants chez les Torpinelli ?
— Quelques employés et porte-flingues. La quasi-totalité de la maison a cramé. »
Leclerc me précisa. « Nous avons gardé le motus sur le fait que tu n’étais plus en fonction. Je ne l’ai jamais officiellement signalé à nos supérieurs… Je me doutais que tu ne lâcherais pas l’affaire. Je voulais juste te sortir de là… De toute évidence, j’ai échoué. »
Je lui serrai la main. « Merci, Alain… Ils m’ont pris une disquette tout à l’heure. »
Il la sortit de sa poche. « Je l’ai.
— Et alors, que contient-elle ?
— Des noms… Une cinquantaine de noms de personnes importantes. Des hommes d’affaires américains, anglais, français, riches à millions. Que représente-t-elle, Shark ? Pourquoi ces gens se bousculent-ils sur une disquette que t’a fournie Torpinelli ? Qu’avait à voir Dulac dans l’histoire ?