— Allons chez Dulac. J’y ai découvert des CD ROM. Je vous raconterai tout là-bas.
— Attends… Ton épaule… Sibersky va prendre le volant de ton véhicule. Je vous suis. »
« Comment va ta femme, David ? » demandai-je au lieutenant d’un ton soucieux.
« Elle va bien… »
Mon regard glissa sur son visage. « Dis-moi la vérité.
— Elle pète les plombs ! Je pète les plombs ! Elle en a assez de vivre avec un homme qui n’est même pas sûr de rentrer le soir. On… s’est disputés. Elle dort chez sa mère, avec le petit…
— Tout ceci est de ma faute, David.
— Vous n’y êtes pour rien, commissaire… La faute au métier, c’est tout… »
Il alluma une cigarette.
« Tu fumes maintenant ! » lui lançai-je d’un ton réprobateur.
« Il faut un début à tout.
— Tu as peut-être mal choisi le moment, avec un nourrisson à la maison.
— Il n’y a pas de nourrisson à la maison… Pas plus qu’il n’y a de femme… » Il changea de sujet. « Racontez-moi ce qui s’est passé ! Comment êtes-vous remonté jusqu’à ce Dulac ? Que contiennent ces CD ROM ?
— Parlons d’autre chose… Je t’expliquerai une fois arrivés… »
Madame Dulac se pelotonnait dans les bras de sa fille, toutes deux submergées de larmes. Elle m’agrippa par la veste au moment où je montais. « Promettez-moi de tout me dire, commissaire. J’ai le droit de savoir… C’était mon mari…
— Vous saurez la vérité. »
Je déverrouillai le coffre-fort et en sortis les CD ROM. J’interrogeai Leclerc : « Avez-vous avancé avec BDSM4Y ? Des traces ?
— Nos agents infiltrés n’ont rien décelé pour le moment. Une bonne partie des effectifs s’occupe à interroger des prostituées, des clochards, fait le tour des hôpitaux pour essayer de retrouver des patients qui auraient présenté des signes de torture. Cette putain d’organisation nous monopolise les deux tiers de nos ressources ; j’espère que ça nous mènera quelque part.
— Et l’avocat pourri au faux permis de conduire ?
— On le suit à la trace, mais apparemment ils ne prennent plus contact avec lui… On dirait qu’ils ont disparu dans la nature. Vachement futés… Mais on les aura… Alors maintenant, explique-nous et reprends depuis le début. Je suis autant paumé qu’une poule dans le désert. Tu t’es douté que Manchini avait été assassiné. Et après ?
— Il a reçu un coup de fil dans la nuit du meurtre qui l’a précipité dans un piège. Quelqu’un qu’il connaissait bien, puisqu’il s’est déplacé très tard, alors qu’il dormait. J’ai ensuite découvert que son coffre camouflé dans la villa familiale avait été percé et son contenu, vidé. Manchini avait passé plus de deux semaines chez son cousin cet été et, d’après un listing récent de ses numéros de téléphone, il l’appelait souvent. J’ai donc creusé la piste Torpinelli, la seule viable de toute façon. »
Leclerc se déplaça dans le bureau, mains derrière le dos, scrutant les papillons.
« Et au Touquet, qu’as-tu découvert ?
— J’ai eu un entretien avec le fils Torpinelli, qui ne m’a pas appris grand-chose. Par contre, coup de chance, le vieux m’a fourni en cachette une liste de transactions bancaires entre son fils et Dulac. Des sommes extrêmement importantes, régulièrement étalées dans le temps, pour un montant total de plus de cinq millions d’euros.
— La vache !
— Comme vous dites… Et ici, chez Dulac, je suis tombé sur ces CD ROM… Jamais, de toute ma vie, je n’avais visionné une ignominie pareille. Je n’en ai regardé que deux. Les tortures, les souffrances, les meurtres filmés de Catherine Prieur et de Doudou Camélia.
— Grand Dieu ! » lança Sibersky. « Mais… Qu’est-ce que cela signifie ? »
Je me levai et frappai des deux poings contre le mur, la tête baissée entre les épaules. « Que Dulac, tout comme les cinquante pourris sur cette disquette, s’offraient des meurtres ! »
Leclerc me serra le coude. « Comment ça ?
— À quel type de loisirs originaux pourraient bien s’adonner des hommes qui ont le pouvoir, l’argent, l’influence ? Qui ont les moyens de tout se payer ? Quel fantasme suprême pourrait bien assouvir l’argent ?
— Le meurtre…
— Pire que le meurtre. Des heures et des heures de furieuse souffrance pour soi, rien que pour soi. Le plaisir d’arracher une vie par le seul pouvoir du fric. Des images à faire vomir le plus salopard des criminels. »
Je brandis un cadre de papillons et le pulvérisai contre le sol. Les ailes des phalènes, bombyx et autres machaons, se froissèrent comme des feuillets d’aluminium. Je criai, écumant de colère : « Ces types se payaient la mort en direct ! Et Torpinelli en a fait un commerce juteux !
— Mais… à quoi rime l’agression commise par Manchini ? Et pourquoi a-t-il été assassiné par la suite ? »
J’essayai de contenir la bonbonne de rage qui implosait en moi. « Manchini possédait une double personnalité. Celle du type discret, moyennement brillant en classe. Et celle du malade sexuel frustré, incapable d’entretenir une relation normale avec une femme. Ses sentiments refoulés se libéraient dans des accès de violence et de décadence prononcés. Il a probablement mis la main sur ces vidéos pendant ses vacances d’été…
— De quelle façon ? Torpinelli devait être extrêmement prudent…
— Manchini, une bête en informatique, pouvait facilement surveiller les activités de son cousin. Il a certainement découvert cet ignoble trafic en fourrant le nez dans le PC de Torpinelli alors qu’il installait un système de webcams. Mais, au lieu de prévenir la police ou qui que ce soit, il a préféré subtiliser ces CD pour les mater en toute tranquillité depuis son ordinateur personnel. Là où nous sommes incapables de regarder, lui a très certainement pris un pied comme pas possible. Alors, cette incroyable machine assassine lui est montée à la tête. Place à l’acte, comme le démontrait si bien le tueur sur ses images. Les pulsions ont franchi la barrière de la conscience, Manchini a donc opéré mais sans pousser jusqu’au meurtre. Peut-être n’était-ce pas son but, peut-être la torture lui suffisait-elle ?
— Quelle espèce de taré ! » intervint Sibersky. « Ce type n’avait pas vingt-cinq ans…
— Avec ses contacts, Torpinelli a immédiatement été informé de cette agression et a dû faire le rapprochement avec son cousin. Il a pris peur. Sa mécanique huilée, son commerce diabolique, risquaient de prendre l’eau. Il a appelé Manchini en pleine nuit, l’a fait avouer et l’a supprimé avant d’effacer les données de son ordinateur et de récupérer les CD ROM cachés dans le coffre-fort.
— Et que contenaient ces CD ROM ?
— Peut-être des copies de ces vidéos. Imaginez le risque de laisser ça à la portée de tous… Manchini était extrêmement prudent, quoi qu’on en pense.
— Torpinelli était notre tueur, alors ?
— Non, malheureusement. Le tueur se présente comme un as en informatique, en électronique, en piratage. Torpinelli n’a pas le profil. Et puis, la façon dont ont été choisies les victimes, demande de l’observation, de la préparation, une connaissance de l’entourage… Torpinelli n’aurait pas pu effectuer les allers et retours journaliers du Touquet jusqu’à l’abattoir, surveiller Prieur comme il a dû le faire. Notre tueur vit dans la proximité parisienne, dans notre proximité…
— Qui, alors ?
— Je n’en sais rien… Je n’en sais fichtre rien !… Nous devons éplucher les activités, les comptes de Torpinelli. Il faut interpeller ces fumiers qui s’entassent sur la disquette et les foutre en tôle jusqu’à la fin de leurs jours ! »
Je plaquai mon front sur le mur. Sibersky troua le silence.
« Que contiennent les autres CD ROM ?