— Je n’ai pas regardé… Le supplice de la femme de l’abattoir sur plusieurs CD ROM ? Comme un horrible feuilleton où chaque épisode s’enfonce dans l’horreur et se monnaye de plus en plus cher… »
Leclerc s’empara d’un CD ROM au hasard et le glissa dans le lecteur de l’ordinateur. Alors que le film démarrait, je ne me retournai pas, toujours face au mur, face à ces papillons cloués sur leurs supports de bois. Ces images étaient trop, beaucoup trop insupportables.
Les enceintes du téléviseur renvoyèrent des bruits de chaînes qui se percutaient entre elles, puis des sons semblables à des râles, à peine audibles.
Sibersky émit un gargouillis étouffé et Leclerc se jeta sur la souris pour interrompre la lecture. Lorsque je leur fis face, tous deux me dévisageaient, l’air ravagé.
« Qu’est-ce qui vous prend ? » interrogeai-je en me décollant du mur. « Qu’est-ce que vous avez à me regarder comme ça ? »
Même silence, mêmes visages plombés.
« Répondez, bon sang ! »
Leclerc s’empressa d’éjecter le CD ROM pour l’empocher dans sa veste.
« Allons-y ! » ordonna-t-il. « Rentrons sur Paris ! Nous visionnerons ceci plus tard !
— Dites-moi ce qui se trouve sur ce CD ROM !
— Shark, tu devrais…
— Dites-le-moi ! Remettez le CD dans le lecteur ! Remettez-le ! »
Sibersky empoigna fermement la manche de ma veste.
« Vous n’avez pas besoin de voir ça, commissaire. Pas maintenant…
— Le CD ! » m’écriai-je en me dégageant brusquement de son étreinte. « Il faut que je sache ! »
Leclerc me le tendit, tête baissée. Je l’insérai avec hâte dans l’appareil.
Je découvris alors ce que jamais je n’aurais pu imaginer et, si Leclerc n’avait pas pris la précaution de me reprendre mon arme, je me serais tiré une balle dans la tête…
Chapitre quinze
Je me demande si parfois la mort ne serait pas préférable à la vie. Le Grand Voyage facilite tellement les choses. Qu’il eût été simple de fermer les yeux, de donner dans un dernier effort un petit coup d’index sur une gâchette et de se jeter dans le grand tunnel blanc…
Allongé sur mon lit, le soleil, voilé par la dentelle des cirrus, déclinait dans un panache de rouges annonciateurs des froides journées automnales. Poupette gisait sur le sol, dans une flaque d’huile. On aurait dit qu’elle souffrait, pleurait, se mourait lentement, comme moi. Ce soir-là, je sus que le sommeil ne m’accueillerait plus, que mes nuits allaient porter le visage blême de mes atroces journées.
J’avais peur.
Les images qui défilaient sur l’écran de mes yeux, ouverts ou clos, allaient et venaient jusqu’à me décrocher de la réalité. Sans cesse, il débarquait sur sa monture, l’épée brandie au-dessus de sa tête. L’Ange rouge… Le père Michaelis… Je voyais cette soutane noire vibrer dans l’air, cette capuche abaissée autour d’une forme creuse, comme je visionnais mon propre reflet dans le miroir. Son souffle fétide me taraudait les épaules, ce rire comme vomi de ses entrailles me persécutait au point de me poser les mains sur les oreilles.
Le plus inquiétant, c’était cette substance visqueuse qui engluait mes pensées jusqu’à m’empêcher de m’évader vers des cieux plus doux. Je me sentais persécuté et cette volonté que je rassemblais pour chasser l’être s’appropriant mon âme, consommait toute mon énergie. Je percevais des filaments d’affliction se tisser en moi, emprisonner mon esprit dans le réseau complexe de la folie. Oui… À entendre cette voix, à me trouver incapable de chasser ces images qui me coupaient du monde matériel, je crus que je devenais fou…
Je ne trouvai pas le courage de visualiser les quatre CD ROM sur lesquelles ma femme endurait des tourments que même le plus insensible des animaux ne supporterait pas. Pourtant, je priais pour revoir l’opaline de son visage. Mais la regarder, là, soumise, bafouée, dépouillée de son identité, me tuerait. Le poignard courbe de son regard implorant me démolirait à un point tel que je mettrais un terme à ma vie, sans l’ombre d’une hésitation. J’espérais qu’un jour, Suzanne renaîtrait loin d’ici, de ce monde pourri, entourée d’âmes qui l’aimaient, qui aimaient respirer comme elle l’écorce fraîche des érables des grandes forêts canadiennes…
Sans avoir fermé l’œil, je me traînai au 36 comme un cadavre arraché à sa tombe.
Leclerc m’avait autorisé à poursuivre l’enquête, redoutant ce qui pourrait m’arriver si je restais à l’écart. Il m’avait parlé comme à un ami, lui qui, d’ordinaire, entretenait une distance froide avec ceux qui se hasardaient à l’accoster. Je ne pouvais pas me permettre de ruminer chez moi, dans ce cachot qui respirait à plein nez le parfum de Suzanne. Dans les couloirs, des gens me saluèrent mais je ne leur répondis pas, j’avançais, voilà tout. Je m’installai à mon bureau et m’abandonnai de nouveau à ces images.
Les CD ROM circulaient certainement entre les mains des plus grands spécialistes du traitement d’images, des psychologues, des forces de police, d’Élisabeth Williams. Les uns amplifiaient les gammes de fréquences basses pour révéler des sons jusque-là inaudibles ; les autres notaient les heures des différentes prises de vues, cherchant une corrélation profonde entre les choses, ou déduisant l’état d’esprit de l’assassin au moment de l’acte. Mais aucun d’entre eux ne me rendrait ma femme.
Quatre CD ROM, quatre épisodes… Suzanne enchaînée, le ventre arrondi par le temps, le visage ravagé, les traits implorant qu’on la libérât enfin.
Des films qui retraçaient son indescriptible calvaire. Où se cachaient les autres épisodes, ceux d’août, de septembre ? Entre les mains de quels pourris ?
Une opération spéciale avait été ordonnée par le directeur de la police judiciaire de Paris, notre grand patron. Tous les SRPJ étaient sur le coup, avec pour ordre d’arrêter les personnalités incriminées par la fameuse disquette. Ces gens-là seraient interrogés, punis et probablement flanqués en prison. Mais aucun de ces monstres ne savait vraiment qui se cachait derrière l’Ange rouge ou cette réincarnation de je-ne-sais-quoi…
Si j’en avais eu la possibilité, et surtout le droit, je les aurais tous tués, un par un, d’une balle dans la tête. J’aurais enfoncé un projectile dans mon barillet, l’aurais tourné au hasard et appuyé sur la gâchette et, si le coup n’était pas parti, j’aurais recommencé, encore et encore. Et surtout, je leur aurais demandé pourquoi. Pourquoi ? Pourquoi ?
Je ne m’aperçus de la présence d’Élisabeth Williams que lorsqu’elle me cria presque à l’oreille. Elle traîna une chaise, s’installa à mes côtés. Je me résolus à l’écouter, mais l’Ange rouge continuait à me harceler dans un coin de la tête.
« Franck… Je… Que dire ? Je… pensais que ce n’était qu’une légende… Jamais il n’a été prouvé que cela se produisait… Et aujourd’hui, nous en avons la preuve… Seigneur…
— De quoi parlez-vous ?
— Le snuff film. Ces meurtres filmés pour assouvir les fantasmes d’hommes puissants… »
Images crues se jetant devant mes yeux. Ma femme, enfermée dans un cercueil avec des chairs putréfiées d’animaux… Face à mon absence de réaction, Williams poursuivit. « Je… Je ne sais plus sur quel axe chercher. Notre tueur intervient dans deux dimensions totalement différentes. D’abord, il reproduit les actes du père Michaelis, ce qui, au départ, nous laisse penser que c’est un fanatique se prenant pour un saint chargé d’infliger une punition divine. Ensuite, il y a l’autre aspect, l’aspect snuff movie ce besoin de vendre du meurtre, ce moyen de… gagner de l’argent. Et s’il n’y avait que cela qui l’intéresse depuis le début, l’argent ? Nous serions bien loin de l’Ange rouge réincarné, de ces démons, n’est-ce pas ? Je… Je me suis plantée, Franck, sur toute la ligne ! Je n’ai fait que nous orienter dans de mauvaises directions.