— Plus d’une vingtaine éparpillés dans le Bassin parisien. On en découvre de nouveaux tous les ans. Votre divisionnaire a déjà lancé une opération de fouilles en coordination avec les différents services de police. Mais il est fort probable que celui-ci soit encore inconnu, car les galeries recensées sont gardées et protégées.
— Bon sang… Ma femme sous terre… »
Je me remémorai les visions de Doudou Camélia, cette humidité, ce lieu pourrissant où il retenait Suzanne. Depuis le début, les pressentiments de la Guyanaise se vérifiaient…
« Commissaire ?
— Oui.
— Je vais continuer, si vous le permettez. L’analyse phonique n’a rien révélé. Aucun son ou bruit nous permettant de localiser l’endroit. Ce qui confirme la profondeur et l’isolation des galeries. »
Il but un verre d’eau et m’en proposa un que je refusai. Il plia ensuite le gobelet et le jeta dans une corbeille. « Chacun des films dure une demi-heure. D’après les dates au bas de l’écran, les prises de vues sont espacées d’environ un mois, ce, à partir d’avril 2002. Normalement, vous auriez dû découvrir six films, votre femme ayant été enlevée voilà plus de six mois. Soit ce Dulac les dissimulait ailleurs, soit, pour une raison ou une autre, les derniers épisodes ne lui sont pas parvenus.
— Nous les retrouverons chez les autres salauds… Ces hommes respectables… aux noms inscrits sur la disquette…
— Heu… En fait, d’autres images indiquent, à en juger par les marques sur les bras de votre femme, qu’il la drogue régulièrement. Sur la plupart des scènes, elle est bâillonnée et attachée, ce qui l’empêche d’émettre le moindre signe. Cependant, nous avons remarqué deux faits particulièrement troublants. Premier point, voyez-vous ce petit crucifix, situé au-dessus du lit ? »
J’acquiesçai. Artemis changea de photo. « Et maintenant, que constatez-vous ?
— On dirait qu’il a été retourné… On ne voit plus la gravure du Christ, contrairement à l’image précédente. La gravure se trouve désormais côté mur.
— Exact. Et ça continue de cette façon sur une bonne partie du premier film. Sur les autres vidéos, cette croix a disparu, ce qui tend à prouver que le tueur s’en est aperçu.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
— Nous l’ignorons… C’est pour cette raison que nous comptions sur votre présence. Cherchait-elle, par ces inversions, à représenter un symbole, une certaine dualité ? Nuit et jour ? Lune et soleil ? Noir et blanc ?
— Je ne comprends pas, désolé… Vous aviez dit qu’il y avait un deuxième point ? »
Il se leva et s’empara du premier épisode. « Sur ce CD, le regard de votre femme, de temps en temps, devient fuyant.
— Comment ça ?
— Ses pupilles partent d’un coup sur la gauche et se remettent en place, un peu comme une maladie des muscles oculaires que l’on appelle nystagmus. »
Je me levai de ma chaise et lui arrachai le CD ROM des mains avant de l’enfoncer dans le lecteur. « Montrez-moi ! »
Il cliqua sur avance rapide avec la souris, fit marche arrière et se cala sur une scène où la caméra, posée sur un pied, filmait ma femme en train d’uriner dans un pot métallique. Le tressaillement de l’œil fut très bref, presque imperceptible. L’ingénieur accéléra… Lecture… Nouveau mouvement des yeux.
« Nous ne l’avons pas remarqué tout de suite, pensant que votre femme avait effectivement ce handicap. Mais sur le deuxième CD, il se produit une coupure. Sur la prise de vue suivante, on revoit votre femme avec… un hématome sous la pommette gauche… et le mouvement n’existe plus. Il a dû s’en apercevoir, tout comme des retournements de croix. Cette agitation des yeux vous dit-elle quelque chose ? »
Je lui demandai la souris et repassai la scène. Fuite des yeux sur la gauche… Encore et toujours… « Je… ne comprends pas bien… Son frère schizophrène souffre de divergence oculaire, de nystagmus. Ses yeux partent très souvent sur la gauche, de la même façon, avant de se remettre en place d’eux-mêmes. Mais… Pourquoi nous fournirait-elle cette indication ?
— À l’évidence, votre femme voulait vous faire penser à un fait important, peut-être en rapport avec son frère. Possible qu’il ait quelque chose à voir là-dedans ?
— Ça m’étonnerait beaucoup, il est interné depuis plus de six mois… Seigneur, Suzanne, qu’est-ce que tu essaies de me dire ? » Je considérai longuement le plafond, avant de reprendre. « Vous avez découvert d’autres indices ?
— J’ai une équipe sur les CD ROM. C’est un travail de fourmi. Une copie de tous les enregistrements est au centre de police scientifique d’Écully afin qu’ils nous apportent leur aide. Ils planchent dessus jour et nuit. Les informations remonteront jusqu’à votre service en temps réel au fur et à mesure des investigations. S’il a commis la moindre erreur, nous la découvrirons. À présent, vous pouvez visualiser les CD ROM si vous le souhaitez. Ne perdez jamais de vue que votre femme vous fait confiance et qu’elle a très certainement cherché, à l’image des yeux et du crucifix, à nous signaler quelque chose.
— Très bien… J’aimerais rester seul dans la pièce, si cela ne vous dérange pas…
— Je comprends, commissaire. Prenez le temps qu’il faudra… Je serai dans la salle voisine, si vous avez besoin d’un quelconque soutien. »
Et j’engloutis le premier CD ROM dans le lecteur. Et je m’assis sur la chaise. Et je priai Dieu de me pardonner pour ce que j’allais visionner… Et je le suppliai de m’apporter du courage. Beaucoup de courage… Et je sus, dès lors, que jamais, plus jamais, je ne pourrais fermer les yeux sans ma femme à mes côtés.
Parce que si cela devait encore arriver, alors, je préférerais mourir…
* *
*
La brusque impulsion des yeux se reliait au frère de Suzanne, mais j’avais beau me griller les neurones, je ne comprenais pas. Dès lors, je me convainquis que le seul moyen de découvrir la vérité était d’aller à la rencontre de Karl, son frère.
Je me lançai sur l’A3 puis l’A1, la pédale plaquée au plancher de ma berline. Mais la vérité m’attendait-elle vraiment à l’autre bout de ces voies d’asphalte ? L’hôpital psychiatrique retenait Karl depuis plus de six mois. Je débarquerais là-bas, et ensuite, quoi ? Je lui montrerais le film ? Je le perturberais plus qu’il ne l’était déjà ?
Après une trentaine de kilomètres, je bifurquai sur la première aire de repos que je croisai et partis me rafraîchir le visage sous un robinet d’eau.
Devant mes yeux, au-delà du ballet de tôle et de métal des camions, se dressait le regard implorant de ma femme, cette expression destinée à me mener quelque part, nulle part.
Quel rapport pouvait bien se nouer entre l’Ange rouge et Karl ? Pourquoi insister sur cette maladie nerveuse des yeux ? Pourquoi cherchait-elle à me rapprocher de la schizophrénie ? Et cette croix retournée, positionnée à l’envers, puis à l’endroit ? Cette dualité… Envers, endroit… Pile, face… Rouge, noir… Zéro, un… Zéro… Un… Zéro… Un… Des zéros et des uns…
Souvent, pour passer d’un problème à une solution, il suffit d’inverser quelques zéros et quelques uns…
L’idée me fulgura l’esprit comme un déchirement du ciel. La solution se décocha du fond de mon âme en lettres de feu. Dire qu’elle se cachait en moi depuis le début…
Je regagnai l’autoroute à toute allure, la quittai à la sortie suivante pour m’y réengager sur la voie opposée, explosant la limite de vitesse autorisée.
Chapitre seize
En route, un scénario se dressa dans ma tête, net, précis, un incroyable enchaînement de circonstances faisant qu’à chaque fois, il se trouvait là, au bon moment. J’essayai de réorganiser mes pensées jusqu’à l’ultime commencement.