Sibersky répondit. « Nous sommes huit, venus avec quatre voitures. Une voiture est partie chez la criminologue. D’autres équipes vont arriver !
— Allez me chercher des torches ! Des projecteurs, vite ! Et amenez-vous ! Il faut fouiller ces souterrains !
— Vous pensez qu’il tient Williams ?
— Je crois ! Vite !
— Et votre femme ?
— Elle est enfermée là-dedans, j’en ai la certitude ! Des centaines et des centaines de mètres de galeries se déploient sous nos pieds. Appelez d’autres renforts, encore et encore. Je veux le plus de monde possible sur les fouilles ! Contactez tous les commissariats du coin ! Qu’ils rappliquent ! Et surtout, il me le faut vivant ! Vivant ! Cet enfoiré, je le veux vivant !!!
— À vos ordres ! »
Je pris sous le bras l’un des projecteurs à batterie et me lançai dans les boyaux, longeant cette fois la patte gauche du réseau souterrain. « Suivez-moi ! À chaque fois que les tunnels se sépareront, nous nous séparerons de la même façon de sorte à couvrir le maximum de surface. Si vous découvrez quelque chose, criez ! »
Très rapidement, le labyrinthe nous éloigna les uns des autres. Seul Sibersky m’accompagnait encore. Le puissant projecteur nous offrait un spectacle digne d’une série d’angoisse. Des zones d’ombres dues au relief irrégulier se dessinaient au-dessus de nos têtes comme les mains décharnées de spectres. L’eau ruisselait plus fort dans certaines cavités, nous eûmes à traverser de larges flaques qui croupissaient sur le sol très certainement depuis des années. Un nouveau boyau contraignit Sibersky à poursuivre sur la gauche.
Quant à moi, je me fiai à mon intuition et me dirigeai au hasard de mes pas. Les voix des collègues rampaient le long des voûtes, bondissaient dans toutes les directions jusqu’à se perdre. Le boyau se rétrécit soudain à un point tel que je dus me glisser de profil en serrant le ventre. Et j’avançais, j’avançais, j’avançais…
Sans pouvoir expliquer pourquoi, une crise d’angoisse s’empara de moi. Mes membres se mirent à trembler de façon incontrôlable et mes jambes ne purent soutenir plus longtemps la masse de mon corps. De la sueur me piqua les yeux. Je fus contraint de m’asseoir. Ma tête partit à la renverse une première fois, puis une seconde, je frôlai l’évanouissement. La voix de Sibersky me parvint par à-coups, comme si elle s’était brisée en éclats de cristal au contact de la roche. « … missaire… ouvé… enez… vite… »
Je secouai la tête, me demandant si je ne rêvais pas. Du givre s’accrochait à mes lèvres. J’étais frigorifié. Je dus faire preuve de toute la volonté du monde pour m’arracher du sol et retrouver des sensations dans mes jambes.
« … missaire… êtes… ort… echez…
— J’arrive… J’arrive ! » Je ne réussissais plus à retrouver mon chemin. J’avais perdu mes repères, la notion de l’espace et du temps. Je criai : « Parle ! Parle pour que je me guide au son de ta voix !
— … iams… gneur… missaire… »
Je me ruai vers où semblaient jaillir les sons. « … mmissaire… ommissaire… »
Puis, alors que je m’engageais dans un boyau perpendiculaire, les émissions sonores se clarifièrent.
« Commissaire ! Commissaire ! Seigneur ! Dépêchez-vous ! »
Je courais à présent, dos courbé à cause de la voûte de plus en plus basse. Une lueur vive éclaboussa l’obscurité à une dizaine de mètres devant moi. Mais avant d’y parvenir, je dus traverser un passage si serré qu’il me fallut m’accroupir pour le franchir.
Une lourde odeur de chairs brûlées s’agrippa soudain à mes narines. Sibersky éclairait un corps nu couché sur le côté, les genoux repliés sur la poitrine et le visage tourné vers l’arrière de la niche, de sorte que je ne le vis pas en arrivant. La chevelure reposait sur la roche, les cheveux précautionneusement étalés de manière à couvrir un maximum de surface.
Sibersky orienta la torche dans ma direction, puis se cacha le visage parce que je lui envoyais le faisceau du projecteur dans la figure. Je posai l’engin sur le sol, m’avançai lentement vers le corps recroquevillé. Lorsque je l’atteignis, un relent me plia en deux, et je partis vomir dans un coin.
« Racontez-moi pourquoi vous exercez ce métier…
— C’est très bête. J’avais treize ans et, par un matin d’automne, je suis allée donner à manger à des canards, au bord du lac Scale, en Floride. S’y aventurer était interdit à cette période de l’année, parce que la chasse battait son plein, mais je m’en fichais. Les pauvres bêtes venaient chercher le pain jusque dans ma main. Elles étaient affamées. Puis un coup de feu les a fait s’envoler. Les canards ont décollé. Je les ai vus se faire abattre les uns après les autres, en plein ciel J’assistais à une série de meurtres… Ça m’a tellement déchiré le cœur que je me suis dit que je ne pouvais pas laisser ce genre de tueries impunies, qu’il fallait faire quelque chose pour stopper le massacre.
C’est ce qui, plus tard, m’a orientée vers mon métier… C’est drôle, non ? »
Des petits-laits, des sérosités rosâtres, des eaux semblables aux vins gris du Maroc, suintaient des deux seins brûlés d’Élisabeth Williams. À proximité du bassin, des pavés de chair avaient disparu, sans doute prélevés à l’aide d’un instrument tranchant et le sang avait durci en caillots accrochés aux franges de peau.
« Et vous n’avez jamais pensé à vous marier ?
— Non. Les hommes ne comprennent pas ce que je fais. Ça n’a jamais véritablement collé avec ceux que y ai rencontrés. Ils me rendaient malheureuse, mieux valait la compagnie des femmes. Eh oui, Franck, je suis homosexuelle ! Mais je pense que vous vous en doutiez. Je me trompe ? »
Les parties génitales avaient aussi été brûlées. Une petite poire remplie d’essence avait été déposée au fond du vagin, puis allumée à l’aide d’une mèche de coton et d’un briquet…
« Vous savez ce qui me plairait le plus au monde commissaire ? Ce serait de retourner au bord de ce lac, de voir à nouveau ces canards nager devant moi et de leur donner de la mie de pain. Je retournerai là-bas un jour, je me le suis juré… »
Sibersky orienta sa torche sur la gauche de l’entrée. « Il a utilisé… ce briquet et cette bombe aérosol pour lui brûler les seins… Et… Il a écrit ça… » Il pointa le faisceau vers le plafond. Je lus : Salut, Franck ! marqué à la craie.
Je m’essuyai la bouche d’un mouchoir, sortis le portable de ma poche mais l’absence de réseau le rendait inutilisable. Je m’élançai dans l’étranglement, m’arrachant au passage l’arrière de la veste, courus dans le boyau, en longeai un autre, à droite, puis encore à droite jusqu’à ce que la lumière du jour illuminât mon visage.
D’un doigt tremblant, l’estomac au bord des lèvres, je composai le numéro de Serpetti. Il parla avant que j’eusse le temps d’ouvrir la bouche.
« Salut, mon ami ! Alors, ma petite surprise t’a plu ?
— Fils de pute ! Rends-moi ma femme !
— Elle n’est pas très loin de moi, tu sais. Mais je m’inquiète un peu parce que ces derniers temps, elle a eu un nombre impressionnant de contractions. On dirait que le bébé veut sortir.
— Arrête, Thomas, je t’en supplie ! Arrête le massacre !
— Il ne doit pas sortir ! Pas maintenant ! Ta femme doit aller au bout. Je suis en train de rassembler un peu de matériel. Il faut que j’arrange tout ça. Après, ça ira mieux, beaucoup mieux… En fait, ce n’est pas que tu me déranges, mais, vois-tu, j’ai à faire, comme d’habitude… Au fait, il faudra bien prendre soin de Reine de Romance, parce que je crois que je ne la reverrai pas de si tôt… »