Il raccrocha. « Noooooon ! Ne raccroche pas ! Noooon ! » Je recomposai le numéro, sans réponse. Je m’effondrai, les deux genoux sur le sol, les mains dans la terre humide de la cour intérieure. D’autres voitures, gyrophares en action, s’accumulaient à l’entrée.
Subitement, je me relevai et pénétrai à l’intérieur du logis où les fouilles avaient déjà commencé. J’avalai les volées de marches qui conduisaient à l’étage. Dans le bureau où ronflaient à n’en plus finir les ordinateurs, le poster se trouvait toujours là, accroché sur le mur frontal… Les marécages du Tertre Blanc. Et le chalet, au fond…
Crombez, qui venait d’arriver, m’interpella au moment où je m’apprêtais à prendre la route. « Commissaire ? Où allez-vous ?
— Pousse-toi de là ! Je dois vérifier quelque chose ! »
Je claquai la portière devant son nez et fis crisser les pneus en démarrant dans les gravillons.
La tension nerveuse rendait mes muscles raides comme des barres de fer. Une douleur aiguë me dévorait l’épaule et le dos et mes articulations fatiguées commençaient à me lanciner. Mais il fallait que je le tue. Que je le tue de mes propres mains, sans personne pour m’en empêcher. Je devais voir ses yeux lorsque le projectile attaquerait sa chair. Tiens bon, Suzanne, tiens bon, je t’en supplie !
Une partie de mes pensées se portait vers Élisabeth Williams, vers la terrible mort qu’il lui avait infligée. J’aurais dû y songer ! J’aurais dû prévoir qu’il en arriverait là ! Seigneur ! Combien de personnes étaient mortes par ma faute ? Combien en avais-je sauvées des griffes de Thomas Serpetti, de l’Homme sans visage, ce visage si familier que je ne réussissais pas à le voir ? Aucune…
Je roulais pour affronter l’Ange rouge dans un ultime combat, un duel que j’attendais depuis plus de six mois. Je roulais vers la coupole brasillant du soleil couchant, je roulais vers l’endroit où m’attendait mon destin…
Chapitre dix-sept
L’odeur d’eaux croupissantes pénétra en moi et se matérialisa enfin, comme si elle s’exhalait de la substance même de mes rêves. Le chemin fangeux qui éventrait les marais depuis plusieurs kilomètres, se referma sur les roues de mon véhicule comme une mâchoire de fer. Je donnai un coup d’accélérateur, mais la gomme patina. Je fus contraint de continuer à pied.
Les derniers moustiques avant les rudesses hivernales dansaient à la surface, effleurant parfois l’onde du bout de la patte avant de s’effacer derrière les chaumes tendus des roseaux. Plus j’avançais, plus le marais s’épaississait. Le lugubre décor autour de moi n’avait plus rien à voir avec le poster de Serpetti et je recherchai désespérément une île, un îlot ou une étendue herbeuse sur laquelle devait se dresser le chalet. Les rayons obliques du soleil pailletaient d’une sale clarté les rares aplats où l’eau parvenait à percer la couche épaisse des nénuphars et j’eus l’impression de pouvoir marcher à la surface du marais, tellement la flore s’y déployait avec générosité. Des roseaux géants de plus de deux mètres, dressés comme des lances de guerriers, m’empêchaient de distinguer autre chose que l’univers restreint de ce cachot de verdure dans lequel j’évoluais.
Je continuai à me hasarder sur le mince chemin naviguant entre les marécages, me demandant si la voie n’allait pas finir par s’arrêter net ou si des sables mouvants n’allaient pas m’entraîner vers le fond. Je m’agrippais aux branches arquées par l’humidité et presque nues des aunes, chevauchant leurs racines qui s’enfonçaient dans les profondeurs de l’eau tels de gigantesques anacondas.
Au détour d’un tronc à l’écorce pourrissante, j’aperçus enfin la cabane, perchée sur une île envahie d’arbres et de fougères, en plein milieu du manteau kaki de l’eau. Une barque était amarrée sur l’un des flancs de l’île et une petite lumière effrayante émanait d’entre les volets fermés. Je me baissai, m’approchai du bord du marais et envoyai de désespérés regards circulaires à la recherche d’une embarcation, ou d’un moyen de me rendre sur l’île, perdue à une cinquante de mètres dans la soupe des nénuphars.
Je me résolus à ôter ma veste, mes chaussures et me glissai le long de la berge, serrant les dents. L’eau monta jusqu’à mes mollets, puis s’attaqua à mes cuisses et mon bassin. Les lentilles, les joncs, tout ce qu’il y avait de pourri, s’accrochait à mes membres. L’eau était glaciale. Peut-être sept ou huit degrés, pas plus. J’avais intérêt à avancer très vite, si je ne voulais pas sombrer au fond, foudroyé par une hypothermie. Je levai les bras, mon arme au-dessus de ma tête. D’un coup, alors que la surface de l’onde s’enroulait autour de mon torse, je chutai dans un trou de vase. Le réflexe de la respiration me fit avaler une gorgée d’eau et je remontai à l’air libre en suffoquant, des lentilles dans les narines, la bouche et les yeux. Sous l’effet de surprise, j’avais lâché mon arme ; je tentai en vain de la récupérer, en tâtonnant du bout des orteils, me laissant couler volontairement, mais je palpai juste ce mélange en décomposition stagnant au fond de l’eau.
Je me mis à nager la brasse, freiné par les tiges des nénuphars qui se mêlaient à mes mouvements. Le froid commençait ses dégâts. Mes lèvres, mes mollets, mes biceps, mes pectoraux, durcirent comme du bois. Mes doigts et mes orteils me piquèrent, me donnant l’impression qu’ils allaient se briser. Et mon épaule, comme blessée par une seconde balle, hurlait de douleur…
Je parvins enfin sur la berge, exténué, frigorifié, sans arme, alourdi par le poids de l’eau, de la vase et de la végétation cramponnées à mes vêtements. L’obscurité dévalait de la voûte du ciel à une vitesse ahurissante et des coassements de crapauds perforaient le silence aquatique. Je ramassai l’un des gros bâtons qui jonchaient le sol. J’en choisis un solide mais suffisamment léger pour me permettre de le manipuler avec aisance. Des racines et des branches pourries me torturèrent la plante des pieds. Un branchage pointu cassa net dans la pointe de mon orteil. Je criai intérieurement, retournai mon pied et arrachai l’intrus en serrant les dents. Mes muscles raidis par le froid semblèrent recouvrer une légère élasticité, dans des proportions toutes relatives. Je gagnai enfin les abords de la cabane. L’herbe haute relayait le sol marécageux et rendait, Dieu merci, ma progression plus discrète…
Volets clos. J’effectuai un tour du chalet, plaquai mon oreille contre la paroi et m’immobilisai. Le roucoulement d’une radio monta jusqu’à moi, cependant je ne perçus aucun autre bruit. Je risquai un œil, mais les lattes inclinées m’empêchaient de voir à l’intérieur. Un vent frais se leva avec le crépuscule, pénétrant au point de me tétaniser les articulations.
Je m’interrogeai sur la façon de réintroduire à l’intérieur. Le regard que je jetai par le trou de la serrure, ne me renvoya que du néant ; la clé reposait dans son emplacement. Je saisis avec la plus grande attention la poignée, émis une poussée et, à ma grande surprise, la porte s’ouvrit sans aucune résistance. Je bondis dans la gueule du loup, le bâton brandi au-dessus de ma tête…
Et je découvris ma femme, les yeux bandés, attachée en croix sur une table, la poitrine offerte à une nudité outrageante. Je devinai à l’intérieur de son ventre rond la présence du petit être et ne pus empêcher mes larmes de jaillir et m’inonder de chagrin. Une impulsion intérieure, un flux imprévu de sensations les plus pures, me paralysa, puis me fît chanceler et chuter sur le sol. Je me relevai, difficilement, m’écroulai à nouveau lorsque le visage de Suzanne s’orienta dans ma direction. Des mots de détresse s’accrochèrent au bord de ma gorge et, dans un instant qui me parut une éternité, je perdis le réflexe de la respiration.