Je ne songeai qu’à ôter son bandeau, la serrer dans mes bras, l’embrasser, la couvrir d’amour, toucher ses cheveux, son ventre, ne fut-ce que l’espace de quelques secondes. Mais, auparavant, mes dernières pulsions de flic me forcèrent à scruter la kitchenette et les toilettes. Pas de Serpetti. Sans chercher à réfléchir, je me lançai sur la porte d’entrée et tournai la clé de manière à verrouiller l’issue. Je m’approchai de mon amour, de mon futur bébé que j’aimais déjà plus que tout au monde et, sans même les toucher, je sentis que la chaleur de leurs corps, le battement de leurs cœurs m’embrasaient l’âme.
Suzanne ne parlait pas. Les cordes lui enserrant les poignets blanchissaient ses mains. Le haut de son corps, salpêtre, crevassé de stries profondes et d’auréoles plus ou moins prononcées, s’érigeait en témoin hurlant de son supplice. Je me penchai enfin vers elle, écrasé de larmes. Mes doigts, mes mains, mes jambes frémirent, tremblèrent, de froid, de peur, d’une émotion à l’intensité solaire. Je m’agrippai au coin de la table et, rassemblant mon énergie, chassant les douleurs qui m’assaillaient de partout, lui retirai le bandeau. Que ce geste, cet instant, se figent à jamais dans ma mémoire, jusqu’à la mort…
Sa lèvre inférieure s’écarta et un cri blanc jaillit du fond de sa gorge. Elle se mit à hurler de façon incontrôlable, infligeant de tels mouvements de torsion à ses poignets et chevilles que la corde cisailla la peau. Les muscles fuselés de ses jambes tressaillirent, son corps tout entier ondulait comme sous le coup d’un choc électrique. Et ses hurlements s’élevèrent haut, très haut dans les profondeurs de la nuit tombante. « Chérie ! Oh ma chérie ! Suzanne ! »
Quelque chose lui imposa un calme soudain. Ma voix. Elle avait reconnu ma voix, celle de son mari, d’un être venu lui apporter de l’amour, du réconfort, autre chose que des insultes et des coups. Le temps d’un souffle, son regard croisa le mien. J’y déchiffrai notre rencontre, nos jours heureux, le combat de nos deux vies. J’y discernai la sensibilité incroyable d’une mère pour son bébé…
« Chérie ! Chérie ! Je t’aime ! Je t’aime ! »
Je répétai à m’écorcher la gorge ces mêmes mots, m’approchai de son oreille, lui passai une main dans les cheveux, sur le ventre. Oh, ce ventre ! Mon bébé, notre bébé ! Et je la serrai contre moi, tellement…
Une mousse fine coula de ses lèvres, ses pupilles dilatées fixèrent l’une des poutres du plafond.
« Suzanne ! Reste avec moi, Suzanne, je t’en prie ! Suzanne ! Ne me laisse pas ! »
Avec la plus grande peine, je parvins à lui détacher les mains. Je défis finalement les entraves des chevilles et ma propre femme se roula en boule dans un coin, les cheveux dans la bouche, les cheveux dans les yeux, les cheveux lui couvrant la totalité du visage. L’air humide charria une écœurante odeur d’urine, une petite flaque s’auréola sous ses pieds. Le balancement de son ventre, de son fessier, de ses jambes repliées contre sa poitrine, s’accéléra. Et elle oscillait, oscillait, oscillait…
Je savais qu’elle pouvait revenir à moi, que, dans la mécanique intransigeante de la conscience, quelque part, une petite porte était restée ouverte sur la lumière.
Alors que mes bras se tendaient vers elle, une voix m’interpella. Une voix truquée. L’une de celles déjà entendues au téléphone.
« Bienvenue, Franck ! » Thomas Serpetti pointait une arme dans ma direction, un vieux Colt qui semblait encore en parfait état de marche. L’homme sortit par une petite trappe dissimulée sous un tapis et monta les dernières marches d’une échelle. Il posa le truqueur de voix sur le sol avant de m’envoyer un sourire d’une incroyable méchanceté.
« Il fallait que je voie ça, Franck ! Les retrouvailles avec ta femme, après plus de six mois d’attente. Tu as vu comme j’en ai bien pris soin ? »
Il effectua des mouvements avec son Colt m’incitant à lâcher le bâton tout juste ramassé. Je m’exécutai et levai les mains. Suzanne sursauta, coula un regard vide et se remit à se balancer comme un cheval de bois, la tête enfoncée entre les genoux, contre son ventre.
« Mon Dieu, Thomas. Qu’est-ce que tu lui as fait ?
— Ta femme est devenue marteau, Franck. Après quatre mois, comme ça, sans raison. Du jour au lendemain ! J’aurais pu m’en débarrasser, ça m’aurait tellement facilité les choses. Mais j’ai préféré aller au bout, pour le jeu… Pour la célébrité, pour le fric. Comme un challenge… envers toi…
— Pour le jeu ! Mais… Mais comment oses-tu ? »
Ses yeux rayonnèrent de noir, ses pupilles grossirent comme celles d’une bête sauvage acculée, prête à tuer pour préserver sa vie… « Tu imagines, Franck ? Tu en connais, toi, des êtres de mon intelligence ? Tu as vu à quel point je vous ai bluffés ? La vie, la mort, tout cela n’est qu’un immense jeu. Si tu pouvais savoir le pied que j’ai pris ! Oh ! Mon cher ! Personne, absolument personne ne pourra surpasser l’œuvre que j’ai menée ! J’ai tout contrôlé, Franck, depuis le début. La croisée des destinées, l’arrêt définitif de leurs vies… Comme des trains miniatures ! »
Je baissai les bras, mais il tendit l’arme et je les levai à nouveau. Des flaques d’eau de marais se formaient à mes pieds et les muscles fatigués, blessés de mes épaules me brûlaient.
« Explique-moi. J’ai besoin de savoir pour Suzanne. Comment tu as su qu’elle était enceinte ? »
Il la considéra longuement. « Elle me l’a dit après l’enlèvement, dans un dernier sursaut d’espoir, espérant peut-être que j’allais la relâcher. Dire qu’elle voulait te faire la surprise ! N’est-ce pas charmant ? » Il s’assit sur le bord de la table. « J’avais en tête l’idée du film à épisodes. J’ai envoyé un premier fichier par Internet à ce requin de Torpinelli. Je savais qu’il prendrait, que ce genre de film se vendrait à prix d’or sur les marchés parallèles, des milieux que je t’ai fait découvrir au fur et à mesure… Puis, les demandes se sont renouvelées, de plus en plus nombreuses, avec des souhaits très, très particuliers. Et je me suis aperçu que j’adorais ! Ça m’excitait à un point tel que tu ne peux imaginer. J’étais le maître absolu de mes victimes, mais aussi de ces hommes qui se branlaient par dizaine devant mes chefs-d’œuvre !
— Tu es… Tu es…
— Mais, avant d’attaquer mon parcours, il me fallait un scénario, de quoi vous faire plancher, vous, les psychologues, les policiers, les scientifiques. De ce côté, Internet est une mine d’or. On y déniche des rapports d’autopsie, les guides complets utilisés par la police scientifique, les appareils, les moyens déployés pour traquer les assassins… Toute la batterie nécessaire pour analyser vos failles, vos manières de travailler, de progresser, le jus même de vos tripes… Je suis retourné en Bretagne pour y prélever cette eau particulière, afin de l’abandonner dans l’estomac de Prieur. Pas mal, non ? Et ces psycho-criminologues ! Je me suis amusé comme un fou ! J’ai joué avec vous comme un marionnettiste avec ses poupées de bois. Je vous ai orientés, avec succès, dans les mâchoires aiguisées de BDSM4Y. Vous y avez laissé des plumes, si je ne me trompe ? » Il s’installa sur une chaise. « Au départ, je suis tombé sur des documents qui parlaient de ce père Michaelis. Sa carrière me parut… intéressante… D’autant plus que tout cela cadrait, comme par enchantement, avec la naissance de ton enfant et le nom de ta femme. On aurait dit, je ne sais pas, que tout cela était écrit… »
Il agita les doigts en l’air, tel l’enchanteur jetant de la poudre de perlimpinpin. Je cherchai un moyen pour me rapprocher de lui. Je lui demandai, en exécutant un pas vers l’avant : « Et Gad ? Pourquoi l’avoir tuée ?