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— Je ne l’ai jamais tuée, Franck ! Cette crétine de Bretonne a bel et bien eu un accident ! Grâce à elle, j’ai tourné mes premiers films. Oh ! Elle était plus que consentante ! Et tu aurais dû voir comment ça se bousculait aux portes de mes sites pirates, pour mater ces vidéos ! En fait, je crois que c’est de là que m’est venue l’idée de pousser l’expérience plus loin.

— Et ces filles que tu as assassinées ? Tu les contactais par Internet ?

— Tu te rends compte que cette pute de Prieur s’était vantée d’avoir mutilé des cadavres à la fac ? Elle exposait ça comme un trophée, une gloire personnelle, à un tas d’abrutis qui jubilaient devant ses confessions ! Et Marival ? Cette salope de Marival bien planquée au fond de sa forêt ? Elle croyait pouvoir montrer sa chatte, faire des trucs à ces animaux sans avoir un retour de bâton ? Je lui ai bien fait comprendre qu’Internet pouvait être très dangereux. Qu’il ne fallait pas provoquer les gens en se masturbant devant des caméras. Que l’on ne se trouve jamais à l’abri, où que l’on soit… Je pense qu’après plus d’un mois et demi à végéter au fond d’un abattoir, elle a bien… digéré la leçon. Ces femmes méritaient ce qui leur est arrivé ! Je n’ai pas tué des innocentes !

— Tout se déroulait parfaitement pour toi jusqu’à Manchini, n’est-ce pas ? »

Un rictus lui chiffonna le visage. « Cet idiot de Torpinelli n’a pas été assez prudent. Je suppose que son crétin de cousin a fourré le nez dans ses affaires, plus particulièrement dans les données de son ordinateur. Un beau petit frustré sexuel, ce Manchini… Il a fallu qu’il expérimente de lui-même… Ces films ne sont pas faits pour les amateurs dans son genre. J’aurais dû m’en occuper personnellement. Ça t’aurait évité de foutre une merde pas possible du côté du Touquet.

— Ton frère schizophrène, Yennia, ton voyage en Italie durant le premier meurtre… Tout cela est faux ?

— Il a été si facile de manipuler ta femme ! Le pauvre Thomas avec un frère schizophrène d’un côté et, de l’autre, une épouse délaissée, venue déverser ses malheurs sur des forums Internet. Pfff… Si facile, tellement facile… Tu es flic, non ? On ne t’a jamais appris à faire preuve de méfiance envers des gens que tu ne connais pas ? Il est si aisé de s’inventer une vie grâce à Internet, de s’immiscer dans l’intimité des couples, des célibataires, des enfants, avant même qu’ils s’en aperçoivent ! Nous sommes à l’ère du cybercrime, Franck, et ça, il aurait fallu le faire entrer dans ta petite cervelle de moineau ! »

Serpetti gardait un œil sur Suzanne qui divaguait, déversant un flot d’écume entre ses jambes écartées. Je le questionnai en ouvrant mes paumes au ciel : « Que comptes-tu faire maintenant ? Tu vas nous exécuter ? Combien d’innocents comptes-tu encore tuer ?

— J’ai presque fini mon œuvre, Franck. Après, je verrai. Il y a un petit nouveau que je dois finir de former. Il apprécie beaucoup mes vidéos et je suis persuadé qu’il sera un jour capable d’en faire autant. »

Il agita le revolver latéralement. « Va te plaquer contre le mur ! Là, derrière ! Et tu t’assieds dans le coin ! »

J’osai encore un pas dans sa direction, mais mon zèle lui fit orienter le canon vers ma femme. « Je compte jusqu’à trois. Un, deux…

— C’est bon ! Ne tire pas. Je vais faire ce que tu me demandes… »

Je me déplaçai à reculons et me laissai glisser dans l’angle, les mains au-dessus de la tête.

« Bien, très bien », sourit-il. « Tu es une nouvelle fois aux premières loges pour assister au spectacle, à l’identique de la femme de l’abattoir ! Sauf que cette fois, je t’autoriserai à regarder. »

Toujours en me braquant, il sortit d’un sac un kit chirurgical stérile contenant le matériel nécessaire à une intervention d’urgence, scalpels, compresses, lames, aiguilles courbes et fil de soie.

Il redressa la table et disposa l’attirail sur le rebord.

« Tout est prêt pour la naissance de ton enfant… Il ne manque plus que… » – il piocha l’appareil dans le même sac – « … la caméra. »

Je plaquai mes mains au sol pour me relever, mais il tira une balle à deux centimètres de mes pieds. Suzanne hurla.

« Encore un geste et je te flingue ! Bouge ! Essaie seulement de bouger ! Lève les mains, lève bien les mains ! »

Il s’approcha de moi avec la prudence d’un lapin pointant hors de son terrier, me colla l’arme fumante sous les narines. L’odeur de la poudre à canon me monta à la tête. « Ferme les yeux, enculé !

— Tire ! Tire ! Qu’est-ce que t’attends ? »

Je sentis une chaleur intense grimper le long de mon cou. Lorsque j’ouvris les yeux, il m’exposait une seringue vide.

« Kétamine… Je crois que tu connais ? Ça va te calmer un peu. J’ai dosé pour que tu puisses assister au son et lumière en toute sérénité, sans crainte de te… blesser… »

Il s’avança vers Suzanne, lui administra une dose de produit et la tira jusqu’à la table improvisée en champ opératoire.

« Voilà… Juste pour que tu te tiennes un peu tranquille, Suzanne. »

Il se tourna vers moi. « Ta femme n’est plus que le fantôme de ce qu’elle était. Elle est déjà morte, Franck. Tu ne t’en rends pas compte ? Regarde-la ! Regarde ses yeux ! »

La mâchoire inférieure de Suzanne récoltait des bouillons de salive qui, ensuite, roulaient le long de son menton. Elle était repartie ailleurs, sur une autre planète. Pourtant, nous nous étions retrouvés, le temps d’une fraction de seconde. Si peu… Tellement peu…

Comme la première fois, mais de façon moins intense, mes membres s’alourdirent et mon corps tout entier sembla se couler dans le béton. Mes doigts se décrochèrent de mes mains, mes mains de mes bras et mes bras de mon corps. Mon enveloppe corporelle se figea en glace.

Serpetti allongea Suzanne sur la table. Elle obtempéra sans formuler une quelconque plainte. Ses pupilles éclipsaient le blanc de ses yeux, sa bouche continuait à clamer comme si elle s’apprêtait à lancer une prière au ciel.

Je balbutiai : « Suzanne… Suzanne… Je… t’aime… » et lorsque Thomas Serpetti se baissa pour ramasser les liens enroulés sur le sol, elle se cambra, s’arqua comme si un courant électrique d’une intensité faramineuse la traversait, et lui planta un scalpel au travers du cou dans un hurlement atroce, en un sursaut de haine qui fermentait depuis des mois et des mois. La lame pénétra par la droite de la trachée et en ressortit de l’autre côté. Le Colt glissa jusqu’à mes pieds.

Serpetti écarta les lèvres, émit un cri étouffé tout en portant ses deux mains à la gorge d’où s’échappait un petit geyser de sang. Ses genoux percutèrent le sol, il s’écroula et se redressa, les yeux fixés sur l’arme, animé par la rage, l’envie de tuer encore et encore. Sa langue, ses dents, ses gencives se couvrirent de sang et d’un mélange absolu de hargne qui jaillissait droit de ses tripes. Il allait atteindre le revolver. Il allait l’atteindre et tirer avant de mourir ! Suzanne gisait sur le sol, pétrifiée elle aussi par l’afflux de kétamine dans ses artères. Serpetti progressa, rampa, s’arracha les ongles contre le plancher, s’étirant dans un ultime effort avant de s’immobiliser, la main à quelques centimètres de l’arme. Ses yeux restèrent ouverts un instant, le temps de remuer mes lèvres pour murmurer : « Tu… as… perdu. Mon enfant naîtra… pendant que toi… tu croupiras en enfer. »

Il lâcha ses dix derniers pour cent d’air dans une bulle de sang, le regard fulminant d’une colère inhumaine.

Quand son âme noire s’envola, les cheveux de Suzanne s’écartèrent les uns des autres, comme électrifîés… Alors je sus qu’Élisabeth Williams et Doudou Camélia flottaient dans l’éther, pas très loin d’ici…