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Vers dix heures, alors qu’il préparait un petit tas de ciment, l’oreille exercée de Daniel donna l’alerte. Le ronflement sourd d’un moteur ne s’étouffait pas en s’éloignant. Au contraire, il s’amplifiait, faisait fuir de petits oiseaux des champs en contrebas. Le garçon posa sa truelle, guetta le tournant du chemin. Une 2 CV apparut enfin, montant doucement. Dans moins de dix minutes, elle atteindrait le hameau de Labiou.

Hervé parut sur le pas de la porte, inclina la tête en voyant son fils aller décrocher la musette préparée en permanence et pendue à côté de l’évier. Elle contenait quelques provisions, de quoi tenir au moins deux jours dans la montagne. Daniel hésita en repassant devant lui, prit la direction de la source. Avec la chaleur torride, l’essentiel était de boire. Hervé pouvait être arrêté, le hameau surveillé pendant plusieurs jours.

La 2 CV surgit entre deux murs de maisons écroulées. La ruelle n’avait jamais été construite pour des véhicules, même pas pour des voitures à chevaux. Juste quelques ânes ou des mulets s’y engageaient autrefois.

L’homme qui en descendit était grand, les cheveux gris, vêtu d’une veste de toile à manches courtes, couleur tabac. Il portait un pantalon de toile plus clair. Avant de refermer la portière, il prit un appareil photographique dont il passa la courroie sur son épaule.

— Monsieur Ferrand ?

C’était le nom qu’il avait donné au village. Il pensa que l’homme était envoyé par le propriétaire de Draguignan. Les habitants lui avaient peut-être écrit parce qu’ils utilisaient les ruines pour se construire une maison.

— Pesenti, journaliste. Notre correspondant m’a parlé de vous par hasard, et j’ai voulu voir. Je vous dérange ?

Hervé lui tourna le dos pour lui cacher son air accablé. Il avait toujours pensé que ça devrait arriver, à la belle saison. Après le départ de l’homme, ils devraient s’enfuir, Daniel et lui, le plus loin possible.

— Pas du tout, murmura-t-il. Mais il n’y a rien qui puisse vous intéresser ici.

— On m’a dit que vous avez construit cette maison avec votre frère.

Hervé sourit.

— C’est exact.

Éviter de lui montrer son désarroi, parler normalement. Laisser croire que sa visite lui faisait plaisir. Mais ils n’avaient aucune chance de continuer à se cacher dans le hameau.

— Le point de vue est magnifique, dit Pesenti. C’est extraordinaire. Et vous vivez là depuis Noël ?

— Quelques jours avant.

— Vous avez acheté ?

— Loué, pour l’instant. Nous achèterons plus tard.

Il le fit entrer dans la maison.

— Je vous offre du café ? Du vin ?

— Ce tonneau est sympathique. Je veux bien y goûter.

Hervé remplit deux verres au robinet de bois, les posa sur la table. Le journaliste s’assit, regarda autour de lui.

— Vous travaillez ?

— Je fais une paillasse en tomettes.

Il croyait que Pesenti parlait du travail abandonné par Daniel.

— Vous êtes des géologues ?

— En quelque sorte. Nous étudions aussi la flore et la faune de ces collines.

— Vous faites des films, paraît-il ?

Tout se savait. Il avait soigneusement caché sa caméra, prenant la précaution d’acheter la pellicule à Manosque ou Digne. À l’avance, dès le premier jour de leur installation, ils avaient perdu, avaient gâché six mois à découvrir cet échec. Il but une gorgée de vin pour lutter contre son désespoir.

— Votre frère est sorti ?

— Parti depuis quelques jours. Nous avions des affaires à régler dans le Nord.

— Paris ?

— Non, répondit Hervé, en s’en voulant de sa précipitation. Dans la région de Lille.

Le journaliste sortit un bloc-notes et griffonna quelques lignes. Puis, il but du vin, l’apprécia d’un claquement de langue. Il voulait jouer le gars bonhomme, mais Hervé se tenait sur la défensive. L’homme n’était pas monté au hasard.

— Ça n’a pas dû être drôle tous les jours. Vous n’avez ni l’eau ni l’électricité… Il paraît que vous vous êtes installés ici au plus fort d’une tempête de neige… N’était-ce pas une sorte de défi ?

— Pas du tout. Mon frère et moi en avions assez de la vie que nous menions jusque-là. Ça ne veut pas dire que nous passerons toute notre existence ici, mais, pour l’instant, nous sommes heureux.

Pesenti sortit une pipe de sa poche, commença à la bourrer avec des gestes précis. L’air absent, Hervé calculait ce qu’il ferait dès que le journaliste aurait décidé de partir. D’abord, aller rejoindre Daniel. Il espérait que son fils n’était pas allé jusqu’à la source, mais attendait non loin de là. En moins de deux heures, ils pourraient réunir tout ce qu’ils désiraient emporter. Le mieux serait de descendre vers la mer pour se fondre dans les millions de touristes qui circuleraient de la frontière italienne aux Pyrénées. Peut-être pourraient-ils louer un petit logement. À moins qu’ils ne se réfugient dans quelque camping.

— Que faisiez-vous, avant de venir ici ? répéta Pesenti.

Le journaliste le fixait en parlant plus fort. Il n’avait pas entendu la question la première fois.

— Nous étions en Côte-d’Ivoire. Professeurs. Notre contrat terminé, nous sommes rentrés. Nous avions quelques économies. C’est pourquoi nous avons voulu prendre le temps de réfléchir. Nous ne pouvons plus nous intégrer à la société après ces années d’absence. Tous nos amis, nos parents ont disparu ou changé…

Il parlait sans hésitation, se souvenant d’un reportage sur des Français travaillant en Afrique. En même temps, il songeait à la 4 L que l’on connaissait bien dans la région. Les paysans avaient peut-être noté le numéro. Il suffisait d’un contrôle policier. Il l’avait achetée à son nom dans un garage de Digne, avait obtenu la carte grise dans la journée. Une épreuve terrible. Daniel et lui étaient descendus dans un petit hôtel. Le matin, il avait acheté la voiture. « Repassez ce soir pour la carte grise », lui avait-on dit. Il avait dû donner son nom, son prénom et sa date de naissance. Le soir, il était allé chercher la voiture et la carte grise, certain de trouver le garage plein de policiers pour l’arrêter. À tout hasard, il avait donné tout son argent à Daniel, l’avait laissé à la station dès cars, lui donnant la consigne de partir s’il n’était pas revenu à six heures et demie. Mais tout s’était passé normalement. Ébahi et fou de joie, il avait rejoint Daniel pour prendre la route de Labiou.

— J’ai l’impression que je vous dérange, dit Pesenti.

Hervé tressaillit, sortit de ses pensées. L’autre lui avait-il posé une question qu’il n’avait pas entendue ?

— Bien des gens ont acheté des villages abandonnés dans la région. Un éditeur avec ses amis. En avez-vous entendu parler ?

— Bien sûr.

— D’autres aussi. Des associations, ou plus simplement des gens qui aiment la Haute-Provence.

Pesenti se leva et fit le tour de la grande pièce, restant rêveur devant l’étonnante cuisinière en fonte. Hervé lui raconta avec humour comment ils l’avaient récupérée dans les ruines.

— Au début, nous vivions dans un poulailler, en nous chauffant avec un bidon transformé en poêle. Un trou dans le toit évacuait la fumée.

— Une fois arrivés ici, vous avez essayé de vous en sortir par vos propres moyens ?

Impossible d’avouer qu’ils n’avaient pas osé descendre durant trois semaines. Ils avaient vécu de conserves, de légumes sauvages comme des poireaux trouvés dans une ancienne vigne. Puis, Hervé s’était décidé à se rendre au village. À son retour, Daniel s’était jeté sur le pain frais qu’il rapportait et, le même soir, ils avaient fait un plantureux repas à base de viande de bœuf. « Nous ne nous sommes pas assez surveillés, pensa-t-il. Nous avons fini par attirer l’attention et, maintenant, ce journaliste donnera l’alerte. Se doute-t-il de quelque chose ? L’affaire a fait grand bruit, mais, depuis, d’autres affaires criminelles ont frappé davantage l’opinion. »