— Mais, pour l’eau, comment faites-vous ?
Tout était perdu, mais il ne révéla pas l’existence de la source.
— Il y a un puits. Pour l’eau de boisson, nous prenons de l’eau minérale.
Il avait entendu un léger bruit. Le plus naturellement du monde, il se leva.
— Encore un peu de vin ?
— Très peu. Il est excellent, mais j’ai de la route à faire.
Pour remplir les verres, il passa devant la porte ouverte et jeta un coup d’œil. Daniel fouillait la 2 CV du journaliste. Il eut un haut-le-corps, fit un effort sur lui-même. Il remplit les verres et revint s’asseoir, essayant de mater l’accélération de sa respiration.
— Si vous restez, de quoi vivrez-vous ? En écrivant des articles, en faisant des films ?
Il semblait insister particulièrement sur ce dernier point.
— Avez-vous une formation particulière dans la technique cinématographique ?
— Je me débrouille assez bien, dit Hervé en tendant l’oreille.
Que cherchait Daniel ? Pourquoi ne s’était-il pas éloigné ? Peut-être avait-il entendu Pesenti se présenter. Oui, ce devait être cela, et il ne croyait guère à une visite banale.
La gorge contractée, il répondit encore à quelques questions sur les travaux imaginaires qu’ils effectuaient, « son frère » et lui.
— Il est bien plus jeune que vous, attaqua soudain Pesenti.
— Une quinzaine d’années. Depuis la mort de nos parents, il vit avec moi. Ce qui explique que nous soyons toujours ensemble.
— Porte-t-il également la barbe ?
Hervé Barron le contempla en silence, et Pesenti parut soudain mal à l’aise. Il était allé un peu trop loin. Preuve qu’il savait à l’avance ce qu’il allait trouver au hameau de Labiou. Le correspondant local s’était-il douté de quelque chose ? Avait-il voulu avertir son journal avant la gendarmerie ? Celle-ci les guettait peut-être, les encerclait lentement, tandis que Pesenti sétait chargé de les faire parler, de distraire leur attention.
L’ex-réalisateur de TV atteignit la porte avant le journaliste. Les six mois d’efforts physiques avaient encore développé ses muscles, et, jadis, il avait pratiqué des sports assez violents.
— Un instant, monsieur Pesenti.
Daniel apparut comme par miracle.
— Où as-tu trouvé cette arme ?
— Dans sa voiture.
C’était un petit pistolet automatique calibre 6,35. Daniel le tenait dans la main droite. Dans la gauche, il froissait une liasse de coupures de journaux.
— Le salaud savait bien ce qu’il faisait. Il y a nos photographies et le récit de l’affaire.
Pesenti reculait à l’intérieur de la pièce, jetant des coups d’œil inquiets autour de lui.
— Il n’y a pas d’autre issue, murmura Hervé. Les fenêtres donnent dans le vide. Mieux vaut ne pas filer par-là. Pourquoi êtes-vous venu ? Les gendarmes attendent-ils votre signal ?
— Je ne suis pas un indicateur de police, répondit Pesenti. Mais, lorsque mon correspondant m’a parlé de vous par hasard, je me suis douté de quelque chose. Ainsi, vous vivez ici depuis six mois sans que personne ne se doute de rien ?
Ce qui inquiétait Hervé, c’était ce pistolet dans la main de Daniel. En décembre, le jeune garçon s’était procuré le même pour tuer un C.R.S. Il n’osait pas lui demander l’arme, ignorant quelle serait sa réaction. Après six mois de vie commune, il n’avait pas encore résolu le mystère que représentait son enfant. D’une façon fugitive, il enregistra ce constat comme un échec.
— Pourquoi étiez-vous armé ? lança Daniel de sa voix provocante. Vous aviez peur de nous ? Me prenez-vous pour un assassin crapuleux ? Savez-vous pourquoi je l’ai tué, ce sale flic ?
Pesenti regardait dans la direction d’Hervé, et ce dernier lut de la peur dans ses yeux gris.
— J’ai commis un crime politique. Ce C.R.S., je l’avais vu matraquer une toute jeune fille dans une porte cochère. Elle était tombée par terre, et il lui lançait des coups de pied dans le ventre.
Le journaliste pinçait les lèvres, mais Hervé savait ce qu’il aurait répondu sans la menace du pistolet. On n’avait jamais retrouvé cette toute jeune fille en question. De plus, comment reconnaître, dans l’homme en civil que Daniel avait abattu, le militaire casqué et muni de lunettes contre les gaz lacrymogènes qui faisait de la répression au mois de mai ?
La plupart des journaux avaient écrit que Daniel, ayant appris par hasard que la famille de l’homme habitait ce quartier, l’avait guetté des jours durant avant de se décider à lui tirer quatre balles dans la poitrine.
— Cette jeune fille est morte. On a fait disparaître son corps, comme celui de plusieurs étudiants tués au cours de cette nuit-là ! criait Daniel. Voilà pourquoi je ne peux rien prouver. Personne n’a eu le courage d’enquêter sur ces disparitions.
Hervé examinait le doigt qui frôlait la détente de façon dangereuse, n’écoutait son fils que distraitement. Y avait-il eu des disparitions, vraiment ? Son rôle de journaliste n’aurait-il pas dû être d’enquêter dans ce sens pour atténuer la responsabilité de son fils ? Il frissonna, baissa la tête. Il devait s’avouer qu’il ne croyait pas du tout à cette version donnée par Daniel.
— Nous allons partir, murmura-t-il.
Surpris, son fils se tourna vers lui. La voix douce de son père cassa ses nerfs. Il parut se décontracter et recula de quelques pas.
— Tu devrais me donner cette arme, dit Hervé.
Les yeux de Pesenti sautaient de l’un à l’autre. Daniel finit par se décider, et Hervé Barron empocha l’arme.
— Si j’avais eu peur de vous, dit Pesenti, je n’aurais pas laissé mon pistolet dans ma voiture. Il y a quelques années, j’ai été attaqué sur les routes désertes de cette région, et, depuis, je trimbale cette arme dans le coffre à gants. Je suis venu de mon propre gré. Il n’y a pas de gendarmes qui attendent mon signal. Je ne désire pas me faire votre complice, mais mon rôle n’est pas de vous livrer. Partez, et je vous jure de n’alerter la gendarmerie que dans deux heures.
— Je ne vous crois pas, dit Daniel.
Il ressortit si rapidement, que son père ne put le retenir. Il dut tapoter sa poche pour stopper l’élan de Pesenti.
— Désolé, mon vieux. Il va certainement mettre votre bagnole en panne. Pour atteindre la route, il vous faudra bien une heure. Vous serez également obligé de faire du stop.
Se résignant, Pesenti haussa les épaules.
— Ma bagnole est très ancienne. Puis-je vous poser une question ?
— Pourquoi pas ?
— Croyez-vous ce qu’il dit, au sujet de l’homme qu’il a abattu ?
Hervé détourna les yeux. Pesenti insista :
— Même des journaux non alignés mettent en doute sa version des faits. Il a monté le coup à ses camarades qui ont été interrogés par la police. Ne croyez-vous pas qu’il aurait surtout besoin d’être soigné et que son cas relève de la psychiatrie ?
Barron l’avait pensé au début. Maintenant, il n’en était plus tout à fait sûr.
— Ce qui est certain, c’est que les événements de mai 68 l’ont traumatisé, mais il y a probablement une autre explication. Quel enfant était-ce, avant les événements ?